L’évolution des idées ne dépend pas uniquement du débat et de l’argument, ni des opportunités tactiques contextuelles ou de la fougue des acteurs. Tous ces facteurs ne suffiront pas, normalement, pour changer la direction dominante de la pensée humaine, et certainement pas à la cadence effrénée, qui fut si remarquable dans notre dernier siècle. Car il y a, aussi, une inertie naturelle qui tend à conserver la culture profonde dans les limites des formes qui eurent déjà montré leur valeur et leur utilité.
À la manière du microcosme de l’atome, alors, les constituants sociaux peuvent se trouver, pendant longtemps, dans une configuration stable, et cela même si cet atome représente un élément radioactif, destiné — tout comme la culture humaine– à se transformer éventuellement. Tel fut, je crois, la situation philosophique en occident, jusqu’au déclenchement de la Première Guerre Mondiale (1914 – 1918), en dépit des attaques subies de la part des nombreux dissidents au cours des dernières deux ou trois cents ans.
Cependant, tout comme les bombardements de particules extérieures peuvent provoquer la désagrégation immédiate du noyau atomique, il y a des évènements humains extraordinaires — migrations, guerres, changements technologiques — qui peuvent amener de bouleversements analogues, rapides et radicaux, dans la culture humaine.
Or, pour le bien ou pour le pire, la société humaine se trouvait, à l’aube du Vingtième Siècle, précisément sur le précipice, devant une telle série de crises, sans précédent — en fait presque incompréhensible dans son étendue — qui finissait par emporter toutes les certitudes confortables du passé dans un véritable raz de marée philosophique et social.
De l’année 1914 à l’année 1953 (date arbitraire, très approximative, basée sur la fin de la guerre de Corée), la planète entière témoignait d’un demi-siècle tumultueux, qui comprenait les deux plus grandes guerres de l’histoire humaine (1914-18 et 1939-45), séparées, par un effondrement économique qui perdura pendant plus de dix ans à l’échelle globale (1929-39) — ponctuées, de surcroit, par la naissance des deux grandes révolutions collectivistes (de la Russie, 1917 ; et de la Chine, 1949) qui furent caractérisées, toutes les deux, par d’improvisations économiques et sociales des plus audacieuses, échelonnées sur plusieurs décennies — accompagnées, à leur tour, par des désastres humains d’une ampleur jusqu’alors inouïe : guerre, famine, pestilence, déplacements massives de populations… absolument tout y passa.
– profondeur de la crise sociale ainsi produite
Peut-être, de toute l’histoire humaine, il n’y a jamais eu une période semblable, à la fois aussi déconcertante, que riche en expériences instructrices à l’égard de notre futur : un moment dont les implications des évènements auraient suffi pour remettre en cause, non-seulement certains principes organisationnels communs à l’humanité depuis ses origines, mais aussi un rejet, parfois radical, des mécanismes de sélection à la base même de notre évolution biologique.
Nous sommes habitués, aujourd’hui, à parler de « bouleversements » et de « révolutions » à propos de tout et de rien ; à tel point que la force de ces mots soient perdu dans la répétition et l’hyperbole. Pourtant, en ce qui concerne la transformation essentielle de notre civilisation, pendant et suite à la période décrite, ce vocabulaire se révèle franchement inadéquate au défi de traduire, fidèlement, le sérieux du coup de massue apporté aux assises de notre organisation collective.
Car à terme, les fameuses « changements de mentalité » provoquées dans les cataclysmes du vingtième siècle auraient abouti, comme nous le verrons plus tard, dans une répudiation générale des fonctions sociales de base — incluant même les impératifs de reproduction et de défense — qui assurent ensemble, les conditions de notre survie collective.
Ces faits se trouvent, d’ailleurs, en parfait lien de continuité, avec nos discussions actuelles au sujet d’un droit de « suicide rationnel », car, le suicide, personnel et collectif, serait devenu (voir « Les souffrances du jeune Werther » Johann Wolfgang Von Goethe, 1774), un geste politique par lequel l’individu révolté puisse penser condamner la vie humaine, à la peine capitale, et en exécuter la sentence sur sa propre personne.
Pour décrire la situation présente sans détours : le monde moderne dans son ensemble (avec l’inclusion, aussi, des puissances asiatiques telles le Japon, la Corée, et même possiblement, bientôt, la Chine et l’inde), affiche un taux de reproduction inférieur au seuil minimal de remplacement, tandis que la culture émergeante s’accommode, tranquillement, d’un nouveau « droit à mourir » (dont l’euthanasie volontaire ne représente qu’une instance particulière) !
Les dimensions de la crise, alors, seront devenues, de nos jours, totales, comme les Guerres Totales des populations entièrement mobilisées qui l’aurait précipité. Ce serait, dans un mot : une crise de confiance à l’égard du destin de notre espèce qui soit proprement existentielle ; et une crise dont nous n’en sommes toujours pas sortis.