— Les Adversaires du projet Prohibitionniste

De la bière, S.V.P. : une demande modeste de quelques travailleurs syndiqués à New Jersey

    Rangé de l’autre côté de la bataille de la Prohibition — au moins de manière majoritaire visible (et malgré la position plutôt prohibitionniste de l’Église Catholique) — se trouvaient surtout les immigrants de l’Ireland et de l’Italie, significatifs en nombre dans les grandes villes, peut-être ; devenus redoutables dans les organisations criminelles émergeantes, certes ; mais toujours fortement minoritaires dans l’ensemble. Au Canada, par contre, il faudrait noter, aussi, un élément réfractaire beaucoup plus important, issue des colons de la Nouvelle France, fortement majoritaire dans la Province de Québec.

     Moins évident, aussi, il y avait un grand nombre d’immigrants, de souche allemande et scandinave, prohibitionnistes pour le principe, mais dans l’esprit desquels la consommation de la bière ne pouvait pas être taxée des mêmes critiques que la véritable consommation de « l’alcool », et dont les bières brassées domestiquement, par un peu tout le monde, pouvait toujours se boire dans la stricte légalité tout au long de la période prohibitionniste.

     Les constituants des premières générations Afro-Américains post-émancipation, furent pour leur part — et tout comme les blancs dans leur ensemble — divisés entre les chefs des mouvements religieux et politiques (qui furent presque tous prohibitionnistes) ; les ambitieux, peu scrupuleux (décidés à profiter de cette opportunité de gain illicite) ; et la population élargie, qui servait à la fois de base politique pour les uns, et de clientèle potentielle pour les autres.

     Finalement, il y avait également, de populations distinctes, tels les Montagnards des Appalaches, ainsi que les Hispaniques sur la frontière Sud, qui jouissait d’un statut politique historiquement marginale ; qui avaient déjà l’habitude, ancestrale, d’agir dans l’illégalité à l’égard du gouvernement central, et dont les préférences, à leur tour, furent largement ignorés par celle-ci.

     Politiquement, alors, comme l’histoire nous enseigne, il n’y avait pas de comparaison possible, au départ, dans le poids relatif des deux camps adversaires au sein de l’électorat dominant ; le premier groupe, favorable à la Prohibition, s’est montré de beaucoup le plus fort ; un fait qui reflet la lucidité avec laquelle on estimait, alors, l’envergure de la tâche engagée, et la solidité de l’organisation avec laquelle cette tache fut entreprise.

— L’échelle structurelle du défi

      Pour comprendre, réellement, la taille de ce défi démocratique, souvenons-nous, que de nos jours, l’idée d’amender la Constitution Américain, pour trancher des enjeux politiques d’importance actuelle — tel le choix du président par voie du Collège Électorale, ou encore le droit sacrosaint de la possession des armes à feu — se présente habituellement comme une simple impossibilité pratique. Pourtant, la Prohibition, tout comme l’Abolition de l’esclavage (et le Suffrage féminin) aurait véritablement dépassé cette barre politique, tant exigeante, avec allégresse et dans la confiance universelle, fort d’un mouvement organisé depuis au moins cinquante ans.

    Car la Prohibition ne résulta pas d’un coup de tête politique sans racines profondes ni appui populaire ; le tout avait été prévu et planifié avec soin. Il en avait été périodiquement question, en réalité, depuis la fondation du pays ; mais surtout, devant le relâchement évident de mœurs sociales, observées pendant la Guerre des États et subséquemment — parmi les anciens-combattants et parmi les victimes civiles issues de celle-ci — il s’est organisé, sérieusement, comme mouvement de « Tempérance Volontaire » à partir des années 1870.

     Cependant, pour faire disparaitre les abus de l’alcool, les réformateurs comprenaient très bien qu’il en fallait non seulement l’approbation des non-buveur(se)s militant(e)s ( à peu près 30 % de la population totale) mais également celle des gens raisonnables qui buvaient occasionnellement ; et ce fut encore un indice frappant de la popularité initiale du programme prohibitionniste, que ces derniers se soient montrés prêts, et même empressés — par voie de scrutins répétés, à tous les niveaux politiques et à travers de nombreuses années — à sacrifier personnellement ce petit plaisir traditionnel, pour la protection des plus faibles, et donc pour le bien de tous.

     Au moment de sa victoire globale en 1920, d’ailleurs, le programme prohibitionniste avait déjà été adoptée intégralement par neuf états, tandis que 31 autres permettait à leurs municipalités et comtés constituantes de passer des ordonnances locales, de façon indépendante. Et c’est ainsi que les promoteurs du projet savaient, au départ, pouvoir compter sur l’appui d’au-dessus de cinquante pourcents de la population à l’échelle nationale.

     Mais pour se faire entériner par voie constitutionnelle, et pour s’appliquer, ainsi, à la grandeur du pays, la Prohibition devait toujours faire l’objet de projets de loi, commandant des majorités de deux tiers, dans les deux chambres de Congrès (la Chambre des Représentants ainsi que le Senat Américain) ; ensuite, cette loi devait être signée par le président ; et finalement, elle devait, aussi, se voir ratifiée par les chambres législatives d’une majorité parmi les 48 États. Or, dans l’occurrence, la Prohibition fut rapidement ratifiée (entre Janvier 1918 et Mai 1919) par tous les États sauf le Rhode Island, qui resta ainsi seul à refuser son adhésion à l’enthousiasme général.

— Une stratégie sophistiquée d’intervention

     De manière stratégique et pratique, aussi, cette initiative ne sombrait pas dans la naïveté de croire qu’il aurait pu être possible de criminaliser la consommation de l’alcool tout simplement, ni bien-sûr, de se fier à la seule force de la moralisation ou de l’argument rationnel. Avec une logique étonnamment moderne d’intervention macrosociale, et dans un esprit, non de culpabilisation, mais de compassion à l’égard des délinquants, les architectes de la reforme comprenaient que, pour réussir, l’alcool (au moins dans les formes plus concentrées) dût disparaitre, sans plus.

     Les cibles furent, alors – non la consommation – mais la production, le transport, et la vente des vins et des spiritueux.

— La réalisation sobre de difficultés à moyenne terme, accueillies toujours avec une confiance mesurée : les évidences croissantes d’un obstacle immuable

    La période prohibitionniste commença, alors, dans un enthousiasme général, optimiste et populaire, soutenu par une théorie cohérente qui fut appliquée de manière raisonnable et réaliste. Et même quelques années plus tard, devant les évidences d’une délinquance émergeante, plus coriace que prévue, la possibilité d’un échec final ne fut pas encore sérieusement contemplée.

     Par exemple, selon un article influent écrit par Thomas N. Carver, (Professeur de l’Économique à l’Université d’Harvard), et parut dans « The Historians History of the World », tome 26 (Encyclopedia Britanica inc, 1926), l’application de la Prohibition, à mi-chemin dans son histoire — et considérée soigneusement d’une perspective, non morale, mais économique — présenta un profil complexe, certes, mais inévitablement gagnant, même si l’on ait pu observer que les ressources répressives et policières employées à cette tache furent décidemment moins importantes que la volonté politique publiquement exprimée :

     « Quoiqu’il n‘y existe que peu de doute au sujet du résultat ultime, personne ne peut dans le moment présent (début de 1924) prévoir le jour, ou l’année, de la victoire finale des forces d’ordre. »

     Pourtant, cet auteur aurait également jugé la Prohibition comme étant « aussi prés d’une condition permanente, qu’aucune loi ne puisse l’être » encore grâce à son caractère d’Amendement à la Constitution.

     Mais surtout, et pour terminer au sujet de la signification historique et mondiale de la Prohibition, M. Carver n’hésita pas à offrir cette mise en garde catégorique à l’intention de la communauté internationale, c’est-à-dire, aux grandes puissances européennes, tant éprouvés par la Grande Guerre et ses séquelles :

     « Ceux qui refuseront de prendre ce grand pas en avant, dans l’économie des ressources humaines, qu’ils comprennent, ou non, l’importance de celui-ci, auront définitivement choisi d’occuper une place secondaire au sein du monde civilisé. »

— L’apogée de la période prohibitionniste

     Telle fut la conviction arrêtée et solennelle de la presqu’ensemble de décideurs et commentateurs à cette époque ; et les économies financières, et sociales, qui furent initialement obtenues semblaient pleinement refléter la justice de ces sentiments : Dans les premières années, selon l’analyse minutieuse du professeur Carver, le volume de dommages économiques, directement attribuables à la consommation de l’alcool, s’est apparemment rétréci de pas moins de 70 pourcents.

     C’était une réussite remarquable. Et si nous présumions, qu’au départ, 80 pour cent du problème fût le fait de 20 pourcents de la population, nous pourrions deviner que le problème résiduel, après trois ou quatre années de prohibition, fût l’œuvre d’une minorité encore moins substantielle — certainement pas plus de 10 pourcents de l’ensemble, et probablement moins.

     Mais à ce point, le mouvement prohibitionniste rencontra une barrière apparemment immobile, un véritable mur de brique sociétal : car les dix pourcents résiduels, eux, avaient l’intention de boire advienne que pourra.

Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… Partie C : l’euthanasie et la médecine : Section III. Société en rupture : Chapitre : La Prohibition (II) : une histoire complexe revisitée dans sa dimension humaine : — Les irréductibles

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