(Tome Premier : l’euthanasie et le choix — Partie B : l’euthanasie et la clientèle – Section II : la morale et la loi – Chapitre : Une vision moins pessimiste de l’humain)
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— La dualité (paradoxe) morale de « l’Homme naturel » et de « l’Homme-en-devenir », ou, la fatalité versus l’espoir
De prime abord, il faudrait admettre qu’il existe une répugnance instinctive chez l’être humain « normal », devant la difformité et la dépendance déficiente, qui se marie parfaitement avec un intérêt, également naturel, d’éviter la responsabilité matérielle qui en soit exigée par l’entretien vital des personnes qui présentent ces traits.
Nous ne devrions pas, par contre, nous montrer trop sévère à l’égard de ceux qui pensent ainsi : car notre espèce s’est développée dans de conditions qui auraient exclu, tout à fait, le maintien de dépendants infirmes ; et cette dureté émotive — réponse volontaire requise pour abandonner les « fardeaux » humains — était probablement une adaptation nécessaire, aussi difficile fut-elle, dans l’évolution d’une espèce intensément sociale comme la nôtre. D’une certaine manière, alors, nous sommes, littéralement, « faits ainsi ».
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Mais voilà, du même coup, le génie de la race humaine : car la rigueur de la pensée est indépendante des impératifs contextuels, et même indépendante, des structures biologiques, qui en sont le support et le résultat. C’est-à-dire que la rigueur interne de la pensée permet à l’homme de se révéler devant lui-même ; et les impressions ainsi atteintes ne lui sont pas indifférentes : elles lui importent, profondément, dans ses jugements esthétiques et moraux, voir, dans son estimation de soi.
Nous touchons, ici, bien sûr, au principe central qui tourmente la vie morale de l’homme : que les raisonnements de la nature, de l’espèce, de l’évolution contextuelle, ne peuvent jamais lui suffire dans sa quête d’autodéfinition ; que les apologétiques « naturelles » pour expliquer l’inhumanité envers nos semblables ne suffisent pas, ni pour l’esclavage, ni pour l’infanticide ; et que l’observation, souvent répétée — que le loup ne fait rien de « mal » en dévorant l’agneau — n’excuserait jamais les mêmes comportements chez l’homme.
Peu à peu, alors, cette histoire, cette expérience — cette réflexion — confirmait les artisans intellectuels de notre civilisation dans un jugement, radical dans son courage, bravant même les évidences de la condition apparemment inaltérable de notre existence : que les réactions dites « normales » et « naturelles » devant la faiblesse et la dépendance, furent humainement immorales ; c’est-à-dire : qu’elle furent en deçà du respect que l’homme croyait devoir envers son créateur ; et également, en deçà de ce qu’il croyait en devoir envers lui-même ; qu’elle constituèrent, dans les faits, une atteinte insouffrable à sa dignité propre.
D’une part, donc, les hommes méprisaient (et méprisent) — exploitaient (et exploitent) — victimisaient (et victimisent) — toute faiblesse à l’avantage du plus fort ; et abandonnaient, aussi, sans remords, les infirmes et les mourants à l’avantage du survivant. Mais d’autre part, certains de parmi eux – souvent les plus forts et les plus talentueux — se seraient sentis amoindris, personnellement, devant de tels faits. Car ces derniers agissaient, toujours (peut-être), selon les impératifs de la vie présente, mais parfois avec regret, et souvent, aussi, avec un désir songeur — vague mais conscient — que les conditions de leur vie en aient pu être autrement, et possiblement, leurs actions aussi.
Et c’est ainsi que nous nous retrouvons, dans notre étude de l’histoire des réactions sociales devant la souffrance — la dépendance, le suicide et l’euthanasie — confrontés par un instance particulière de cette lutte plus générale, le propre de notre espèce — intérieure, essentielle, jamais pleinement résolue — ou l’homme-dans-la-bête (celui qui aspire à s’en affranchir), doit combattre, continuellement, contre la bête-dans-l’homme, elle, qui se complaise, tout bonnement, dans l’ambiguïté morale de nos origines évolutionnaires.
— Un mouvement vers l’humanisation des mœurs, et vers des intentions de protection respectueuse à l’égard de la vie dépendante
Mais quelle heureuse circonstance ! De comprendre, ainsi, à la lecture des rares écrits préservés des brumes et des vides de notre passé tumultueux, qu’il exista toujours — pendant les longs siècles et millénaires de notre évolution sociale – des personnes pensives dont la réflexion existentielle ne s’arrêta pas simplement aux comparaisons fatalistes de la vie vigoureuse avec son aboutissement contraire ! Des personnes qui faisaient preuve, à la fois, de plus de sagesse, et de plus d’humilité ; des personnes (heureux esprits celles-ci !) dont la pensée aurait abouti, à la fin, dans une révérence, tout simple, devant le miracle immuable de la vie consciente : quelles que soient les conditions dans lesquelles elle se manifeste.
Des personnes, enfin, qui tentaient (et qui tentent toujours), avec un succès imparfait mais certain, de bâtir un ordre social dont l’expression passerait par de mots empreints de toute la beauté dont serait capable l’esprit humain ; des mots d’une noblesse qui remue les profondeurs de l’âme ; des mots tels : la charité, l’amour, l’espoir, la foi, la compassion.
Des mots qui résonnent dans les enseignements religieux presque toujours ; dans l’expression poétique, très souvent ; dans le discours politique, même, plus souvent que l’on pourrait avoir tendance à croire. Et malgré les réflexes instinctifs et ataviques tant décriés dans ces pages, cette tendance de souche chrétienne-occidentale, elle, se développa fermement du côté d’un plus grand respect pour la vie humaine, incluant toutes les catégories de personnes habituellement maltraitées : femmes, enfants, vieillards ; ceux qui labourent dans un rapport de travail forcé ; et en plus, les personnes dépendantes, malades et handicapés.
Pendant plusieurs siècles, alors (voir plusieurs millénaires), cette spéculation, morale et religieuse, procédait vers une vision toujours plus claire de la valeur intrinsèque de chaque vie humaine. Elle informait tout le système de charité qui motivaient les « bonnes œuvres » du mouvement monastique ; et elle fournissait un cadre conceptuel pour les efforts bénévols des fidèles plus simples : ou le secours des malades occupait toujours une place de la première importance, effectué souvent au risque personnel d’infection, de maladie et de la mort : des œuvres de soutien, inestimables, tant spirituelles que physiques, entreprises par de personnes issues du monde ordinaire, avec le plus grand courage, et avec la plus grande sincérité.
— Notre dette envers nos aïeuls : l’affirmation d’une dignité intrinsèque à toute vie humaine
Or, il serait devenu très populaire, de nos jours, de répudier rudement la « religion ». Soit. Mais la religion fut le véhicule, aussi, qui porta toute la charge des spéculations morales de l’être humain, à travers tous les temps du passé, tant historique que préhistorique ; et quoiqu’il puisse être possible d’abandonner les formes de la religion, tout le défi moral de l’homme-en-devenir nous reste entier.
Et puisque nous nous sommes arrivés (les générations présentes) si tardivement dans la continuité de ce processus d’autodéfinition (et que nous y sommes, aussi, les bénéficiaires heureux de tant de travail accompli par ceux qui nous auraient précédé), il serait, je crois, à tout le moins ingrat, et peut-être même un brin criminel, que de rejeter sans façon et sans respect — dans une vaste ignorance collective et volontaire — les conclusions précieuses qui nous furent si généreusement léguées, simplement parce que leurs auteurs aient été de gens « religieux » !
(Et qu’en sera-t-il, encore, de l’opinion de nos descendants à ce sujet, quand ceux-ci viendront, à leur tour, juger de la manière dont nous nous serions acquittés dans notre devoir de conserver et de transmettre la sagesse collective ?)
Certes, je demeure reconnaissant, personnellement — au-delà de toute possibilité d’expression — envers les générations, de nos aïeuls, qui auraient assuré notre survie corporelle avec la sueur du front dans le labour des champs, et avec la coulée du sang sur le champ de bataille.
Surtout, je demeure reconnaissant du don des fruits issus de l’effort intellectuel pratiqué par ces générations, souvent, sous les formes ancestrales de la religion – avec un courage, et avec une foi, inébranlables devant les risques et les conséquences encourues – de l’effort qui aurait tant contribué aux réflexions morales, toujours inachevées, propre encore, à l’Homme-en-devenir.
Et chef parmi ces richesses du passé, se trouve l’affirmation d’une valeur intrinsèque — égale et inconditionnelle – à toute vie humaine.
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