— L’accession au statut humain

(Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie B : L’euthanasie et la clientèle — Section II : La morale et la loi — Sous-Section II a) La morale dite « catégorique », « objective », « universelle », ou « absolue » — Chapitre : Une vision moins pessimiste de l’humain — L’accession au statut humain)

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    Ainsi fut-il, pendant les dizaines de milliers d’années qu’avait compté, jusqu’à date, notre évolution sociale : que les hommes en général — et surtout les chefs parmi eux — poursuivaient vigoureusement le régime naturel de survie compétitive (aussi cruel que cela en ait pu devenir) ; mais d’autres tout aussi talentueux — et souvent les mêmes personnes dans de phases plus calmes de la vie – se donnaient à la spéculation sérieuse de ce que pouvait possiblement devenir l’homme et la vie de l’homme.  Ceux-là se livraient, avidement, à la poursuite de cet idéal : parfois à l’extrême ; parfois au-delà ; parfois, même, en compromettant la vie présente dans sa recherche.

Or, peu à peu, parmi les meilleurs des hommes, il croissait une conviction ferme de plus en plus partagée, que ceux de leurs pairs qui se montraient satisfaits de reproduire la moralité des bêtes ne seraient jamais, eux-mêmes, que des bêtes dans les faits. Car manifestement : être homme se relève, avant tout, d’un choix.

— La morale soutenue par la loi

     Mais la simple exhortation à la bonté, comme nous le savons tous, ne suffit pas pour produire la réalité. Alors malgré le fait, indéniable, que l’être humain soit souvent favorablement disposé à de tels sentiments ; et en dépit du fait que le rêve d’une humanité vivant sous le sigle de l’amour fut devenu presqu’universellement admis au niveau idéologique (ce qui fut jadis l’empire de la religion) ; toujours est-il, que les comportements réels s’en écartaient de manière profondément récalcitrante ; et que seulement la force punitive semblait pourvoir altérer ces faits.

— La protection de la faiblesse, établie en principe d’organisation sociale

     Dans cette collision d’idéaux élevés et de réalités crues, s’est développé, alors, ce système d’interdits coercitifs que nous connaissions ; et la Loi, dans sa fonction coercitive d’imposer des conclusions morales sur le comportement individuel, devenait, très tranquillement — mais toujours d’avantage — plus protectrice de la dignité (des plus faibles), devant le caprice (des plus forts).  

     Or, les interdits traditionnels contre le suicide assisté, et contre l’euthanasie, jouaient un rôle inestimable dans le contrôle des abus attribuables aux préjugés omniprésents. Et l’interdit du suicide simple, également, jouait un rôle important à cet égard, car il fut intuitivement évident que le désir individuel de se suicider, et les pressions vers une tel action qui puissent être exercées par de gens autour, ne pouvaient jamais être clairement dissociés dans la pratique ; l’interdit catégorique du suicide dans toutes ses formes, par contre, enlevait les possibilités d’exploiter cette ambiguïté.

     Il est à présumer, de plus, que la continuité de ces interdits, à travers plusieurs siècles, fut un facteur non-négligeable dans le mouvement plus grand de notre société vers un idéal de protection, fourni plus généralement, à l’endroit de tous ses membres vulnérables. Car la protection des malades et des handicapés ne représente qu’un seul volet de l’opération de cette dynamique.

– Le marché, autrefois conclu, entre le malade et son entourage

    Dans les meilleurs des cas, le lot traditionnellement réservé pour les personnes malades, mourantes ou handicapées, représentait une sorte de marché conclu, entre la malade et son entourage : On s’attendait, d’un part, que le souffrant fasse preuve de « patience » à l’égard de ses épreuves ; de l’autre, que l’entourage du malade assume le devoir, non-équivoque, de lui fournir tout le soutien possible dans son malheur. La fonction des lois, alors (sorties de nos traditions et fondées sur une base de moralité absolue), fut d’affirmer ce schéma, et au besoin de l’imposer, à l’avantage des souffrants-survivants.

     Voilà, en peu de mots, le paradigme traditionnel — délibérément conçu pour solliciter ce qu’il y a de meilleur dans l’homme.

— La problématique soulevée par l’existence d’une minorité suicidaire

     Pourtant, les champions modernes de l’euthanasie, pour leur part, auraient retenu une image très différente des usages du passé. Ils auraient tendance à décrire ces circonstances (d’attente passive devant l’approche inéluctable de la mort) dans de teints macabres, graphiques, parfois même avec une crudité qui frôle une certaine pornographie de la souffrance. Ils s’apitoient ainsi, plus que généreusement et avec un sensationnalisme soigneusement manipulateur, non sur la perte des personnes qui aient pu voir leurs vies abrégées par un entourage tacitement homicide, mais au contraire, sur le sort injuste des personnes forcées à vivre contre leur gré. Et loin de nous de suggérer qu’il n’ait pas existé, bel et bien, une minorité dont les désirs suicidaires furent parfois bafoués (et parfois assez brutalement), dans les limites primitives de la médicine d’antan.

     Cependant, l’opération tranchante de la morale catégorique se pratique toujours au désavantage des intérêts opposés. Et il ne faudrait jamais perdre de vue que cette logique d’autonomie suicidaire ne s’applique qu’aux droits d’une petite minorité de patients qui veuillent vraiment mourir. Car ce que l’on nous invite à oublier, trop souvent, devant ce portrait de dérapage médiéval, c’est la promesse légale prodiguée autrefois, dont bénéficiaient l’ensemble majoritaire des patients ; ceux qui ne désiraient pas la mort subite ; ceux qui désiraient, plutôt, une vie et une mort prolongée (dans la mesure du possible) avec le plus de respect, et avec la plus de dignité possible : en dépit de leurs épreuves ; en dépit de leurs souffrances ; et pour nommer la chose franchement : en dépit de leur condition dépendante.

— Un choix lourd de conséquences

   Décidément, dans notre présent autant qu’au cours du passé, il serait à prévoir que les seuls énoncés publics, de l’égalité des personnes, ne suffiront jamais pour éliminer les abus, les négligences, voir les meurtres d’intention, pratiqués à l’égard des populations vulnérables. Car de tout évidence, le désir, de s’affranchir personnellement et collectivement des devoirs de soutien à la dépendance, cherchera toujours à s’affirmer ; et les personnes malades, et handicapées, feront toujours face au rejet social, qui s’opère de mille et une façons dans la préparation d’une mort accélérée.

   Pour ces personnes, toujours largement prépondérantes parmi la clientèle, ce ne fut rien d’autre, que l’interdit du suicide (imposée dans la répression coercitive) qui les épargnaient, autrefois, des assauts psychologiques d’harcèlement instinctif, issus d’un entourage impatient à aboutir à la mort attendue.

     Pourtant, quoique l’expérience nous aurait bien enseigné qu’un contrepoids et un équilibre aient pu être atteints (au moins partiellement) avec l’affirmation, légale et morale, d’un ethos protecteur catégorique, nous nous y sommes tout de même renoncés dans le but de corriger de torts spécifiques, subis par une minorité suicidaire.

     Soit ! Mais, voilà alors, dans la foulée de cette bataille autour du choix personnel, que se dégage nettement et sans détour, l’articulation d’un véritable choix social et collectif auquel nous nous devons d’adresser impérativement notre attention, à savoir : Est-ce réellement possible d’abroger sélectivement l’interdit d’homicide, sans pour autant déchirer le tissu de notre société humanitaire ? Et si notre réponse à cette interrogation serait « oui » (réponse apparemment, d’emblée désirée), de quelle façon, exactement, pouvions-nous procéder ?

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