(Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie B : l’euthanasie et la clientèle — Section III : La « Pente Glissante » — Chapitre : Rodriguez II : Un regard d’handicapé sur le phénomène Sue Rodriguez — Les opinions des contemporains de la cause Sue Rodriguez : des individus malades et handicapés, ainsi que des organisations vouées à la défense des intérêts de ces derniers)
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Le choix subjectif demeure un mystère. Soit. Pourtant, il y a une dimension quantitative dans le phénomène du choix, qui mériterait, aussi, son signalement ; une dimension qui apparait toujours du moment que plusieurs s’y trouvent similairement confrontés : Il y a des choix plus ou moins populaires ; des choix plus ou moins partagés ; des choix plus ou moins validés par autrui. Et ce fut à ce chef que Sue Rodriguez ait vécu, peut-être, sa déception la plus amère. Car dès le début il s’est manifesté une opposition à la démarche de Mme. Rodriguez, très importante, de la part des handicapés et des souffrants de maladies dégénératives.
Je me souviens avec clarté des rapportages télévisés autour du procès, qui incluaient parfois de brefs entretiens, avec des gens sur place, lourdement handicapés. Ce fut des personnes qui agissaient à titre personnel pour témoigner de leur opposition, non à Sue, mais au projet suicidaire de Sue. J’avoue que ce fut pour moi un spectacle impressionnant ; et j’étais fortement inspiré par l’exemple ainsi proposé. Décidément, en considération de leurs capacités physiques très limitées, ces personnes prodiguaient des efforts herculéens pour accomplir leur dessin. Je m’en souviens, en particulier, d’une femme en chaise roulante électrique, munie d’un respirateur portatif, qui implora Mme Rodriguez de penser, non à elle, mais aux autres, en disant : « Nous avons tant besoin de toi. Nous avons besoin de ta force extraordinaire. »
Pourtant, tout comme aujourd’hui, les opinions parmi les personnes handicapées furent divisées à l’époque.
Il existait, surtout, certaines organisations (vouées à la défense des intérêts des personnes handicapées) dont les positions dans cette matière furent scrutées avec le plus grand intérêt, et par les politiciens, et par le public. Or, le plus important de ces groupes fut la Coalition des organisations provinciales des personnes handicapées (Coalition of Provincial Organizations of the Handicapped), le COPOH, qui eut formellement soumit à la Cour un « Factum d’intervenant » sous la signature de sa présidente, Francine Arsenault. Et fait très notable : la COPOH s’est alignée, par voie de cette missive – avec tout le poids présumé de son influence et de sa crédibilité – à l’appui de la demande de Sue Rodriguez.
Or, étant donnée l’importance capitale de cette intervention — sur le coup et par la suite — et spécialement chez les bien-portants dans leur compréhension des personnes handicapées — il serait utile, je crois, de considérer, en quelque détail, ce que disait ce Factum ; et les implications de cet avis pour illuminer les questions qui subsistent autour de l’AMM (euthanasie volontaire) telles qu’elles se présentent de nos jours.
– Les conclusions du « Factum » de la Coalition des organisations provinciales des personnes handicapées (devant la Cour Supreme du Canada, Rodriguez vs la Colombie Britannique, 1993)
En bref, le factum de la COPOH épouse la prétention que Sue Rodriguez ait possédé le même « droit » au suicide que toute autre personne (puisque le suicide eut été légal depuis 1972). Cependant, étant donné que Sue n’avait pas les capacités physiques requises pour se suicider sans assistance, elle aurait eu besoin de l’aide d’autrui pour effectivement jouir de son droit (sans quoi il y aurait situation de discrimination évidente). Et pour corriger cet écart de droit, faudrait-il que la loi criminelle soit modifiée pour permettre l’apport d’assistance au suicide, à l’intention des personnes qui se trouvent, comme Sue, en manque des capacités nécessaires.
En même temps, l’auteure du Factum exprimait un grand souci de balancer les désirs suicidaires (de ce qui demeure une toute petite minorité parmi les handicapés) avec les besoins vitaux de la majorité non-suicidaire (d’être protéger contre les risques potentiellement létaux de toute exception dans la loi). Il semblerait, aussi, que ce deuxième souci fut plus fort que la première, car le Factum commence avec un long préambule (les alinéas 5 à 11) ou se trouvent détaillée — avec de nombreux exemples à l’appui — la précarité de la vie des handicapés, ainsi que les préjugés préexistants et très répandus, voulant que la vie de ces derniers soit essentiellement sans valeur, et que la mort serait préférable pour eux, à la survie.
De plus, les alinéas 34 à 44 contiennent une discussion des protections spéciales (« safeguards ») considérées nécessaires pour empêcher l’exercice de pressions négatives sur la décision suicidaire (principalement au sujet de supports sociaux adéquates à l’égard de la personne handicapée). Nous remarquons, donc, que la plupart du Factum soit occupé avec la considération des dangers qui seraient associés à la création d’une exception dans la loi, et des stratégies proposées pour en pallier aux effets de ceux-ci.
Par contre, dans l’Alinéa 48 (en guise de conclusion) l’auteure confronte directement ce conflit d’intérêt en se disant convaincue que l’autonomie personnelle soit une valeur suffisamment importante pour nous persuader d’accepter les risques inhérents à sa satisfaction intégrale.
Malheureusement, il peut s’en ressortir, aussi — d’un aperçu rapide des gros titres médiatiques — l’impression désastreuse que l’ensemble des personnes malades-handicapées réclamèrent le droit de mourir (voir désiraient mourir). C’est n’est pas du tout ce qu’écrivait l’auteure, bien sûr, mais ce fut, toutefois, une conclusion facilement validée par des préjugés coriaces.
Plus sérieusement, toujours : dans ce Factum à l’appui de la demande Rodriguez, nous pouvions possiblement imaginer nous en apercevoir des grandes lignes des compromis qui seraient affirmés vingt ans plus tard dans la décision Carter (qui se trouvent à la base des lois actuelles) : 1) que le respect de l’autonomie personnelle exige que la personne (malade ou handicapée) puisse choisir de terminer sa vie, et 2) que les dangers aux personnes dit « vulnérables » (soit la majorité non-suicidaire des personnes malades et handicapées) puissent être acceptablement atténués grâce à des protections spéciales (sauvegardes).
Or, au contraire, devant une lecture un tant soit peu plus approfondie du Factum, je prétendrais que les intentions de la Coalition se découvrent, très exactement, aux antipodes de la réalité légale éventuellement imposée. Car entre le Factum, et les lois actuelles, furent changées du tout au tout, et la nature pratique du droit réclamé, et la nature des critères retenus pour y accéder. En fait, loin de favoriser l’égalité des personnes handicapées et malades, les lois actuelles imposent à celles-ci une nouvelle situation de discrimination : extrêmement dangereuse ; inhérente à la médicalisation du suicide ; et contre laquelle Mme Arsenault aurait pris soin de nous prévenir, directement, dans son Factum.
— Les bases conceptuelles du Factum
1) Premièrement, un droit de suicide, et non d’euthanasie :
Le Factum insiste vigoureusement (comme principe) qu’il doit s’agir, ici, uniquement de suicide (car seulement le droit d’une assistance au geste souverain de suicide ne pouvait être réclamé, en nécessité, pour éliminer la distinction discriminatoire entre ceux qui sont capables de se tuer seuls, et ceux qui ne le sont pas.). En conséquence, l’euthanasie serait explicitement exclue ; et la personne suicidaire devrait en assumer, seul, la responsabilité de sa mort. (alinéa 13, b) « Le suicide assisté oblige que ce soit la personne assistée qui pose le geste ultime (qui résulterait dans sa mort), et ce, de façon non-équivoque. Autrement, ce ne serait pas un suicide. La COPOH ne cautionne pas l’euthanasie, ou tout autre homicide, quelle que soit la motivation. (nos italiques) »
2) Deuxièmement, un rejet de la « médicalisation » :
Le Factum affirme sans ombrage que la permission proposée, d’assistance au suicide, n’a rien à voir avec la condition médicale de la personne suicidaire. La personne malade ou handicapée, affirme-t-on (alinéa 32) « peut vouloir se suicider pour une multitude de raisons, exactement à l’instar de n’importe quelle autre personne ». Il s’agirait, même, d’un « stéréotype grossier » que de présumer que la motivation suicidaire soit rattachée à la maladie ou à l’handicap.
Ainsi, (encore selon l’alinéa 32) « le suicidaire n’aurait pas l’obligation de se trouver en phase terminale, puisque la permission d’aide au suicide ne serait pas due ni à la maladie, ni à l’handicap (outre l’incapacité de se suicider sans aide) » : au contraire, le suicidaire pouvait être en parfaite santé — sans maladie ou souffrance aucune — et bénéficier toujours de la permission proposée.
De plus, la nature non-médicale du suicide (assisté ou autre) est explicitement affirmée (alinéa 33) : « il n’y a pas lieu de médicaliser le suicide en stipulant que l’assistance soit offerte par un médecin… »
Clairement, alors, la seule intention de l’exception réclamée fut de corriger une situation discriminatoire par laquelle l’autonomie personnelle de la personne, incapable de se suicider, seule, fut moindre que celle de toute autre personne. La médicalisation du suicide, elle – et encore plus l’euthanasie – furent rejetées d’emblée comme des phénomènes intrinsèquement discriminatoires.
— Une opposition nette avec la théorie, et avec l’usage, actuels
Mais toujours est-il : le régime d’euthanasie que nous connaissions aujourd’hui se trouve parfaitement à l’opposé des intentions exprimées par la COPOH en 1993.
« L’aide médicale à mourir », elle, s’annonce comme un phénomène médical dans son appellation même : l’accès est accordé explicitement (et uniquement) en fonction de la condition médicale ; le geste est accompli par un médecin (qui en prend, ainsi, la responsabilité professionnelle) ; le patient subit passivement la procédure ; et le tout est défini en « soin » médical bénin. De suicide, alors (selon la logique du législateur), il n’y en a point.
Et pour souligner cette différence dans la pratique médicale : Les médecins sont maintenant tenus « d’informer » tout patient, éligible, de son droit (de bénéficier de l’euthanasie en guise de soin) ; tandis que l’alinéa 31 du Factum stipule, au contraire : que « le fait de suggérer (conseiller) le suicide à quelqu’un resterait un crime … »
Il serait difficile d’imaginer un aboutissement qui puisse plus abjectement trahir ses origines.
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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie B : l’euthanasie et la clientèle — Section III : La « Pente Glissante » — Chapitre : Rodriguez III : Les leçons apprises d’une conteste mal engagée)