(Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie C : L’euthanasie et la médecine — Section III : Une société en rupture — Chapitre : La Prohibition : En guise de conclusion)
— Un moment décisif de l’histoire
La défaite de la Prohibition semblerait, peut-être, une conclusion pratique tellement évidente — et nécessaire — que l’on s’étonnerait à l’espace qui y soit accordé ici. Mais il ne faudrait pas, non plus, perdre, dans la simplicité du constat, une appréciation juste de l’énormité du phénomène décrit.
Et c’est ainsi que se présente la narration ici suggérée : pour décrire (à défaut de comprendre) la rupture sociale du vingtième siècle ; une rupture provoquée par la Grande Guerre, et manifestée dans la défaite de la Prohibition ; une rupture des plus spectaculaires, encore inachevée, et dont la survie même, de la société qui l’a donné naissance, n’est pas encore assurée.
— l’anomalie historique de la liberté
Dans l’arbre de la civilisation, la liberté personnelle demeure une pousse fragile, qui comporte des contradictions sérieuses, et possiblement fatales.
Car l’histoire de la « civilisation » n’a pas privilégié la liberté. Au contraire : sa narration consiste principalement dans un récit de la soumission de l’être humain devant la tyrannie de l’obligation sociale : de manière légitime (dans la mesure où la vie de tous en dépendrait) ; mais de manière injuste aussi (dans la mesure où cette civilisation fut sujet à la tyrannie des caractères forts, qui en arrangeaient les formes à leur guise, en abusant, de manière systématique et intime, de leurs semblables).
— l’esprit de révolte et sa suppression constante
Il existait, alors, et cela toujours, une tendance vers la répudiation de ces formes civilisées, c’est à dire un esprit de révolte, primitif et permanent. Mais en contrepartie, il y avait aussi — depuis la première organisation sociale — une application symétrique de la répression : pour extirper (ou à tout le moins pour limiter) cet esprit.
Il faudrait admettre, ainsi, que la règle sociale première — du sacrifice de l’individu aux intérêts supérieurs de la collectivité — fut restée (jusqu’alors) intégrale. Car, même au dix-neuvième siècle, tous les schémas proposés pour l’amélioration de la vie humaine (que ce soit les principes religieux, ou encore celles de la nouvelle religion séculaire de la Socialisme), dépendait entièrement de ce principe d’abnégation.
— La sagesse du passé
Pourtant, il y eut également eu un travail philosophique et spirituel, long et patient, pour réconcilier l’homme à la vie en société, et pour en éliminer les injustices. L’expérience et la spéculation morale des derniers millénaires avaient produit, même, une assimilation générale de cette idée tant simple : que tous vivraient mieux dans la mesure où ils se respecterait mutuellement les uns les autres.
Ils semblaient, donc, que les aspirations humaines, et les formes sociales, aient pu s’accordé au moins en principe, sinon en détail, et que l’homme sage ne pouvait faire mieux, alors, que de se resigner à l’imperfection du monde présent, dans la contemplation d’un ordre meilleur d’inspiration divine.
— La maitrise technologique, la prospérité matérielle, et le « progrès » moral
Puis soudainement, contre tout espoir, la technologie, et l’industrie née des énergies artificielles, semblaient fournir, enfin, les moyens d’amoindrir cette tyrannie du réel. Et il y surgissait cet espoir : que dans une amélioration matérielle de la vie de l’homme, aboutiraient tout naturellement, aussi, une amélioration générale de la nature (et de la société) humaines. Ce fut, pour y insister, une notion très radicale qui semblait réduire à rien les croyances du passé. Car cet idéal d’amélioration pragmatique se déclara antipathique, même, à la recherche consciente de la vertu, qui avait absorbé le plus gros des énergies intellectuelles depuis des millénaires.
Il y avait, donc, l’ébauche d’un nouveau programme pour enrayer la délinquance humaine, dédié à la proposition simple qu’on puisse éliminer les mauvais comportements, scientifiquement, en éliminant leurs causes matérielles. D’une certaine façon, la société s’apprêtait, réellement, à mettre aux épreuves empiriques les explications courantes de la criminalité, qui furent communément véhiculées par ceux de la trempe de Charles Dickens, et de Victor Hugo : que l’amélioration des conditions des classes asservies, seraient suivie, inévitablement, par une plus grande cultivation de la dignité personnelle parmi ces dernières.
— Une conservation nécessaire de la répression
La lucidité, cependant, dicta aussi que le recours aux principes répressifs n’eut été aucunement répudié dans l’esprit progressif, particulièrement face à la période de transition attendue. Car déjà, avant l’arrivée de La Grande Guerre, les limites du mouvement de la tempérance volontaire, furent manifestement atteintes. Et dans cet esprit, l’auteur à grand succès, Jack London (1876 – 1916) — intellectuel socialiste, et lui-même un alcoolique invétéré — eut consacré la matière de son chef d’œuvre autobiographique, « John Barleycorne » (1913), à la démonstration de la nécessité d’interdire la vente d’alcool. La Prohibition, elle, s’organisa franchement, alors, sur ce principe « réaliste » que les comportements habituels n’eussent pu se modifier sans l’encouragement de mesures répressives.
— L’évolution d’une philosophie de synthèse
À l’aube du vingtième siècle, en Amérique, donc, furent apparemment réunis : et les moyens matériels requis pour transformer la vie ; et une pénétration suffisante des principes de la philosophie collaborative pour permettre aux êtres humains de s’en profiter. La voie devant semblait enfin claire : des conclusions éclairées seraient collectivement et librement consenties (par formalité démocratique) ; et ensuite, seraient mises en vigueur grâce aux consensus sociaux, appuyés par le pouvoir coercitif.
Or, dans une telle ambiance de confiance fondée dans une psychologie collective, tant positive, ce fut, peut-être, fortement optimiste (mais pas encore franchement impossible) d’imaginer que le temps fut vraiment arrivé — qu’il serait, enfin, devenu possible – de chasser les remèdes traditionnellement employés pour tamiser le désespoir (c’est à dire le vice et l’alcool) en chassant la cause endémique du désespoir elle-même (qui fut la misère matérielle).
— Les progrès déjà accomplis : l’abolition de l’esclavage et du duel
Aussi pour contrer cette objection simple, qui se présenterait possiblement ici, et qui insisterait sur la nature immémoriale de l’habitude humaine de consommer des préparations euphoriques, je répondrais avec deux exemples encore récents : premièrement, l’abolition de l’esclavage, institution préalablement omniprésente de la société humaine ; et deuxièmement (au titre des comportements intimes) la prohibition du duel.
Or, je prétendrais qu’il n’y a absolument rien de plus primale dans le comportement humain que le recours au combat singulier pour régler les différends d’ordre privé. Et, alors, que si l’on ait pu songer à éliminer (ou même à délégitimer, seulement) ce comportement universel (ce qui fut étonnamment déjà chose faite au début du dernier siècle), il serait tout aussi possible d’en faire autant avec l’abus des substances psycho-affectifs.
Surtout faudrait-il retenir cette évidence : que la Prohibition ne fut pas une improvisation isolée. Au contraire : selon cette lecture de l’histoire, la prohibition s’inscrivait dans une tradition nouvelle de progrès humain, simple et clair dans son optimisme ; une tradition de progrès qui fut issue d’une série heureuse d’expériences politiques, d’intuitions morales et de découvertes technologiques ; une tradition qui fut arrivée à son apogée dans le tournant du dix-neuvième au vingtième siècle.
Mais tragiquement, comme nous le savions aujourd’hui, cet élan historique — des plus positifs et des plus prometteurs — fut brutalement interrompu par la Première Guerre Mondiale.
— La rupture fatale des guerres modernes ; le refus des citoyens
Ironiquement, la Première Guerre elle-même (et la suite des catastrophes du vingtième siècle) fut, aussi, le fruit de cette idéologie progressiste (sous l’influence de la théorie récente, darwinienne, d’une lutte évolutionnaire des personnes et des peuples). Car pour être clair, tous les débordements monstrueux, tant des fascistes que des bolcheviks, (ainsi que le recours final des démocraties à l’arme nucléaire), furent l’œuvre de gens fortement imbus d’une conviction de la supériorité de leur essence collective, et d’une certitude que toute violence pouvait s’excuser par la noblesse du résultat attendu.
Par contre, néanmoins (et toujours selon cette lecture des évènements), la Première Guerre, marqua le moment précis où le cœur et l’âme du peuple (au moins en régime démocratique) ne pouvaient plus endosser, sans critique, les ambitions grandioses de ce programme historique. Désormais, une fissure grandissante se développerait, entre l’un et l’autre, dont la répudiation de la Prohibition fut le premier symbole et la première preuve.
— Une halte civilisationnelle, aux suites incertaines
Sur le coup, bien sûr, rien n’indiqua la profondeur du choc civilisationnel ainsi engendré. Et à la fin des hostilités en 1918, même ce profond mouvement social de la Tempérance fut immédiatement repris, dans une confiance dont nous apprécions aujourd’hui la naïveté. Et grâce au travail sincère d’une majorité importante, ce programme aboutissait véritablement dans la réalisation — presqu’impossible — d’un amendement à la constitution américaine ; amendement qui instaura la Prohibition.
Mais, contre toute espoir — et à la grande déception des enthousiasmes ainsi éveillés, d’un retour facile à la continuité préalable — cette initiative s’est révélée non-viable dans le nouveau monde permissif en devenir ; une gestation stérile ; un fruit mort-né.
Je n’affirme pas, pour autant, que le programme prohibitionniste, et le mouvement moraliste plus généralement, n’aurait pu réussir sans l’avènement de la Première Guerre. Personne ne peut prétendre résoudre une telle question. Mais par contre : il me semblerait évident que la présence traumatisée de plusieurs millions de soldats démobilisés, et d’un nombre proportionnel de familles en deuil ou autrement affligées, ne pouvait en rien améliorer les chances d’une telle réussite.
Surtout, et tel que nous eussions remémoré les faits : la nature de cette guerre fut différente des guerres passées, et la relation du citoyen à la nation en fut profondément mise en cause. Le modèle proposé auparavant ne pouvait plus suffire. À tort ou à raison, il n’existait plus assez de confiance collective pour poursuivre dans cette veine. Et vue de cette perspective, la Prohibition représente le symbole puissant d’une ligne limite, marquée dans le sable de l’histoire, à la marée haute de la poussée inachevée de cette vision morale du progrès humain.
Mais qui dit limite (comme eut démontré sans ambiguïté le futur immédiat) dit aussi : recule.
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À Suivre …