(Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie B : L’euthanasie et la clientèle — Section III : La « Pente Glissante » — Chapitre : La pente spéculative ; et la réalité manifeste : la fin d’une illusion confortable)
— La justification, objective, de désirs subjectifs : une contradiction insurmontable
Il y a, un dictum familier dans la communauté légale, à l’effet que « les mauvaises causes font de la mauvaise loi ». Et ce proverbe ne fut jamais plus vrai que dans le cas présent : car la mode sociale (et philosophique), d’où la revendication de l’accès au suicide assisté prend sa source (et le principe au cœur des causes « Rodriguez » et « Carter »), en est une de liberté personnelle, justifiée par la seule volonté subjective ; mais les lois qui ont pris naissance, dans cette mouvance, furent malencontreusement élaborées dans une réaffirmation de l’interdit existant, assorti d’exceptions « objectivement » justifiées par des critères médicaux.
Ce sont, comme l’analyse nous eut fortement suggéré, des méthodes morales aussi distinctes que contradictoires, et ces contradictions se sont propagées, avec une influence équivalente, à travers le nouveau régime instauré.
La raison pour ces gymnastiques conceptuelles, je soumets, se trouve dans ce fait que notre société n’était pas (et n’est probablement pas, toujours) confortable avec l’idée simple d’un droit universel de mourir. Mais, en proie à des sentiments opposés, elle ne veut pas, non plus, y renoncer tout à fait.
La légalisation du suicide simple, par exemple, s’est produite aussi tôt que 1972. Mais devant l’obligation d’assister le suicide (c’est-à-dire d’assumer le fardeau de responsabilité inséparable du fait de collaborer dans des gestes homicides), il s’est manifesté une peur, trop importante, des effets accessoires : pour les personnes malades et handicapées ; pour la médecine ; et pour la société dans son ensemble.
Et c’est ainsi, que la société refusa de cautionner cette liberté, au Canada, pendant quarante ans encore. Car très naturellement, nous voulions nous assurer du bienfondé objectif des désirs suicidaires ; nous ne voulions participer que dans les seuls suicides « biens ». Mais, comment espèrer, se disait-on, que la justification du suicide soit non seulement subjective, mais objective, aussi ?
— La médicalisation radicale du suicide, employée comme tactique ponctuelle
Le dénuement de cette impasse fut éventuellement facilité par la médicalisation, étroite, de la mort assistée ; et enfin : par la transformation conceptuelle du suicide, lui-même, en intervention médicale — l’euthanasie.
Comme nous l’avions constaté, bien sûr, l’opinion des premiers concernés divergea radicalement de cette tendance. Car des le procès Rodriguez (1993) les intellectuels représentatifs de la communauté des personnes handicapées avaient signalé que la liberté de mourir eut dû se voir accepter (ou rejeter), sur ses mérites propres ; et en particulier : que toute médicalisation serait catastrophique pour leurs confrères.
Depuis cette date, aussi, ces personnes se sont rangées, dans leur grande majorité, en opposition aux formules légales retenues (une opposition fortement ironique, soit dit en passant, puisque ces gens sont les bénéficiaires présumés de toute cette démarche !).
Pratiquement, cependant (et cela, même si la pétition de Mme Rodriguez fut formellement rejetée), l’opinion publique se rejoignit, à cette occasion, sur l’opportunité de permettre le suicide assisté, au moins dans certaines circonstances médicales de gravité extrême, dont les exemples imaginaires furent caractérisés, d’habitude : par une souffrance atroce sans soulagement possible ; et (pour plusieurs) aussi, par le fait de se trouver déjà à l’article de la mort.
Les détails restaient vagues, peut-être, mais l’idée se précisait progressivement : que des balises objectives de provenance médicales aient pu, à la fois, justifier et limiter un recours légitime à la mort assistée.
— La signification originale de la « pente glissante »
Ceux qui s’opposaient toujours à la mort assistée, après l’épisode Rodriguez, comprenaient très bien que la bataille fut effectivement perdue sur le principe. Pourtant, les dommages potentiels demeuraient très réels ; et la crainte subsistait que l’usage de l’euthanasie ne pouvait se contenir, ultimement, dans les limites postulées. Et alors, l’argument de la « pente » était employé dans le but de convaincre les électeurs hésitants qu’il en était de leur devoir de refuser tout compromis de départ, c’est-à-dire : de refuser toute percée initiale de l’interdit qui ait pu subséquemment servir de précédent, pour nous entrainer plus loin.
Cet espoir s’est montré mal fondé, pourtant, car dans les dernières rondes de contestations et de décisions, l’argument de la Pente glissante ne fut pas autant débattu, que complaisamment ignoré, ou encore, neutralisé par la ridicule. Et ce traitement exposa, très clairement, je soumets, le climat du moment. Car il nous indique surtout — non que cet argument ne soit ni faux ni discrédité – mais que dans leur fort intérieur, grand nombre de personnes se sentaient prêtes, déjà, à s’embarquer délibérément sur ce terrain incertain — quitte à accepter sciemment les dérapages attendus.
Apparemment, alors, l’attrait principal de la médicalisation du suicide se trouva dans son utilité tactique ; dans la croyance populaire que les critères objectifs de la science médicale eût pu restreindre le recours (et les abus) de cette autorisation de mort assistée. Et comme les évènements subséquents nous ont démontré, l’opinion publique s’est effectivement ralliée à cette thèse : de la liberté subjective, balisée par l’objectivité de la médecine.
— La leçon présente de la « pente » ; l’inutilité du fardeau médical
Il apparaitrait, de ces faits, que l’idée de la « pente » ne soit aucunement dépassée à l’heure actuelle. Au contraire, c’est dès maintenant que les promesses du passé deviennent exigibles ! Et si les balises médicales (qui eussent rendu cette légalisation possible) n’empêchaient pas l’expansion du « droit de mourir », nous nous trouverions dans la position fâcheuse de nous avoir encombré avec les préjudices de la médicalisation, sans rien limiter du tout. Or, pour mettre le bienfondé de ces prévisions à l’épreuve, nous avions analysé, plus avant, le potentiel réel de limiter, ainsi, l’euthanasie, et son influence.
J’avoue, volontiers, que ce fut une analyse plutôt spéculative en partant. Mais avec le seul temps qui soit écoulé entre la légalisation de l’euthanasie et la publication en cours : les évènements réels ont largement confirmé les craintes du départ.
Et c’est ainsi que toute la belle logique de « sauvegardes » s’est collapsée dans ce tas d’incohérences légales que nous connaissions aujourd’hui :
Car les critères « objectifs » se sont vite révélés comme des simples feuilles de vigne formelles : sans signification fixe ; infiniment flexible comme les variables algébriques ; destinés seulement à masquer les volontés subjectives du patient (ou encore : celles du médecin conseiller). À la fin, alors, il semblerait que nous ayons accueilli subtilement, par derrière, ce que nous prétendions toujours refuser, franchement, par devant !
Plus encore, non seulement les critères médicaux n’ont rien fait pour limiter la mort volontaire ; ils établissent des précédents irrésistibles pour justifier l’euthanasie involontaire : des incapables d’abord ; puis progressivement (en harmonie avec cette nouvelle tendance funeste vers l’évacuation « médicale » de tout ce qui paraitrait imparfait) l’euthanasie se recommande, aussi — avec une insistance institutionnellement formidable — à l’intention des patients capables et « récalcitrants » !
— La liberté de mourir ? Ou l’euthanasie médicale ? Laquelle des deux serait plus à craindre ?
Mais enfin : arrivés fatalement devant ce choix, de quel malheur devons-nous surtout nous plaindre ? Du manque de courage implicit dans l’utilisation de ces fantaisies conceptuelles pour faciliter l’octroi d’un droit dont nous avions toujours instinctivement peur ? Ou encore, des couts réels, économiques et moraux, des modalités choisies pour l’entérinement légal et institutionnel de ces mêmes fantaisies ?
Permettez-moi, s’il vous plait, d’opter pour ce dernier tort, c’est-à-dire : le tort du réel ! Car nous avions regardé, en quelque détail, les protestations émanant de la clientèle des personnes malades et handicapées. Très clairement, cette étude nous a révélé non seulement l’existence de dangers mortels (indissociables de l’invalidation de l’interdit), mais encore : de l’existence de torts résultant de la manière choisie de concevoir et d’implémenter cette innovation) : des torts qui seront encore plus nuisibles à l’égard de ce groupe spécifique, que la légalisation en soi.
Et grâce à ce constat — contre tout attente intuitive — nous nous en sommes finalement arrivés à cette conclusion, étonnante : qu’une simple légalisation du suicide assisté, sans balises médicales aucunes, ait pu s’avérer moins dommageable, pour notre société, que le régime d’euthanasie actuel ; que les personnes handicapées et les professionnels de la médecine aient servies d’offrandes sacrificielles, inutilement ; et que la perte de l’intégrité de notre système universel de soins-santé (devant son devoir premier à l’endroit de la majorité non-suicidaire) ait constitué un prix totalement inacceptable : que ce soit pour avancer — ou pour freiner — l’octroi d’un droit qui se voit, déjà, pragmatiquement acquis.
Or, de quels moyens disposons-nous pour corriger ces faits ?
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