(Tome Deuxième : Sous l’ombre de l’euthanasie — Partie B : L’euthanasie et l’économie — Section II : Le régime de santé publique — Chapitre : Le faible pouvoir du patient dans la répartition des ressources : Le conflit d’intérêt des médecins (pris entre l’État-employeur et le patient-bénéficiaire) — La fonction cruciale d’allocation des ressources qui incombe aujourd’hui aux médecins)
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Nous pouvons maintenant, je crois, beaucoup mieux comprendre le rôle et les actions contemporains des médecins, en situant ceux-ci à l’intérieur de ce contexte de rêve collectif inachevé — de santé universelle — définie comme une responsabilité illimitée de l’État, et caractérisée en conséquence par des pressions constantes, d’ordre économique, en faveur de l’efficacité.
Dans tout marché de service, libre ou planifié, quelqu’un doit inévitablement faire les choix qui s’imposent : de répartition optimale des ressources.
Dans un marché libre, c’est les consommateurs (patients) et les fournisseurs qui décideraient ensemble, les uns, en spécifiant les services désirés (ainsi que les argents qu’ils sont disposés à y consacrer), et les autres en proposant des services qui puissent répondre à ces désires en utilisant les fonds offertes. Dans le système canadien, par contre, le « bénéficiaire » qui remplace le « patient » ne peut aucunement jouer son rôle traditionnel d’acheteur.
Mais si les consommateurs ne sont plus les arbitres, effectifs, des allocations des ressources en soins-santé a qui donc, revient-elle cette fonction ? Eh bien, au point de contact précis entre l’administration et la clientèle, entre la machine et le patient, se trouve le médecin traitant. C’est lui qui décide des soins fournis, et donc, à la fois, des besoins du client, et du montant pécuniaire qui y soit consacré. Et c’est ainsi que la tâche principale du médecin — le choix des soins appropriés pour chaque patient — ferait alors partie, dans toute instance, de cet exercice budgétaire global, d’État, qui se substitue à l’opération du marché).
Alors certains conflits de responsabilité deviennent évidents, et inévitables.
— Les responsabilités conflictuelles du médecin dans l’offre des services médicaux au détail
À la grande échelle, ces conflits opposent les intérêts des patients aux intérêts plus divers de l’État, ou plus charitablement : du citoyen\électeur contre lui-même, dans ses rôles doubles de bénéficiaire et de contribuable. Le médecin, cependant, qui ajuste ces intérêts au niveau du « détail », perçoit plutôt un jeu d’équilibre impliquant le bien de chaque patient en particulier (ou mémé l’intérêt de toute une classe de patients), et le bien administratif (notamment la contrôle des dépenses) de l’unité de production (clinique, département, bloc opératoire) qui se trouve sous sa responsabilité.
D’un part, donc, le médecin traitant doit supporter l’énorme fardeau émotif des désirs et des besoins, de ses patients, dont les espoirs ultimes sont logés dans ses connaissances, dans ses compétences, dans son altruisme et dans sa sagesse — le tout imbu d’une révérence superstitieuse — quasi religieuse — à l’égard de sa personne. Ce sont, très évidement des exigences impossibles. Mais en dépit de l’irréalisme et de la démesure extravagante de ces attentes, les médecins traitants, dans leur ensemble, font réellement tout leur possible pour y répondre dans les faits.
D’autre part, cependant, le médecin se trouve étroitement lié à l’intérêt administratif. Que ce soit en clinique privée, agissant directement en partenaire/patron ou encore dans les institutions plus large, agissant en mandataire/sous-contractant, le médecin s’identifie tout naturellement au bon fonctionnement de son unité de soins. Même au delà des questions purement professionnelles, le médecin chef de service ressentirait un attachement affectif profond à l’égard de son milieu de travail ; qui serait souvent rien de moins que sa famille professionnelle ; et parmi laquelle il passerait peut-être plus de temps qu’avec sa famille biologique.
C’est à lui, ou à elle, sans détour, que revient la responsabilité de maintenir un esprit d’équipe sain, fondé sur une perception positive de la mission accomplie.
Et surtout, dans tous les cas — et encore plus impérativement dans le cas présent de pénurie structurelle et chronique — la possibilité de produire un tel sentiment d’action valorisante dépendrait d’une répartition judicieuse des ressources à sa disposition.
– Les contraintes du réel dans l’ordonnance des soins : des choix difficiles aux effets sérieux
Bien sûr, dans le meilleur des mondes, les argents disponibles seraient suffisants pour permettre aux médecins de prescrire des traitements pour chaque individu sans se préoccuper des frais. Aussi, le médecin dispose, théoriquement, de tout la puissance économique de l’État. Il peut, alors, prescrire presque n’importe quel traitement pour n’importe quel patient. Mais en ce faisant, ce médecin serait bien averti de remémorer le discours du Roi, exposé de manière si mordante par Antoine de Saint-Exupéry (1900 – 1944) (dans cette explication essentielle des rouages du monde écrite à l’intention des enfants, « Le petit prince ») : que son autorité absolue dépendait, ultimement, sur une sage résolution de ne jamais demander de ses sujets des services qu’ils aient pu être disposer à lui refuser. Car prescrire un traitement ne garantit aucunement que tel traitement soit réellement fourni.
De manière formelle, grâce au pouvoir administratif, les médecins sont soumis à un système complexe de priorités, de justifications et de rationnement à l’intérieur duquel ils doivent présenter leurs « ordres ». Mais il y a aussi des contraintes purement pratiques. Soumettre en bonne forme la requête pour une consultation spécialisée, ou pour une intervention majeure, peut facilement donner accès, non au service convoité, mais uniquement à l’inscription du patient sur une liste d’attente entretenue à l’égard de ce service. Et encore, au plan du quotidien, même si les notes au dossier du malade exigent des soins respiratoires à toutes les quatre heures, il se peut très bien que les techniciens préposés à ces services ne puissent y répondre que deux fois par jour.
Et même à l’intérieur des possibilités existantes (ou de ses capacités de créer des exceptions) il lui faudrait sérieusement réfléchir, ce médecin, aux chances qu’une ressource limitée puisse véritablement contribuer à l’obtention d’un résultat heureux. Car utiliser cette ressource à mauvais escient signifierait, aussi, qu’elle ne soit pas disponible ailleurs, là ou elle serait d’une aide capitale.
Et c’est ainsi qu’apparaît, inévitablement, ce dilemme qui oppose l’attention consacrée à chaque patient, avec l’efficacité globale de l’unité de production ; et qui contraindrait éventuellement le médecin moderne, en régime publique, à peser les intérêts des patients particuliers, à l’avantage des uns, et à la désavantage des autres.
Dans les meilleurs conditions, encore une fois, le patient particulier serait traité sans autre considération que son bien propre ; mais dans des circonstances moins favorables, (comme les nôtres actuellement) son bien peut être compromis par des calculs d’économie, et même, dans des situations extrêmes : les vies de certains patients peuvent-être délibérément sacrifiées dans le but d’assurer que l’unité de soins maintienne les ressources, et donc la capacité requise, pour en sauver d’autres.
— Un changement important dans la relation médecin/patient
Pour exposer cette situation avec un maximum de franchise : Jadis, le médecin n’avait qu’à soigner, de son mieux, le patient devant lui ; en utilisant des ressources consenties par le client même. Alors, pour parler crûment : la survie du patient fut de l’intérêt propre du médecin, puisqu’un patient mort fut un client perdu. Les médecins modernes, cependant, et plus particulièrement les médecins en régime public, n’ont plus ce problème. Au contraire, le médecin type au Canada est tellement sollicité, qu’il (elle) ne sait plus ou donner de la tête.
Or, dans ces circonstances, non seulement la mort d’un patient difficile ne priverait pas le médecin de revenus, mais dans beaucoup de cas, la disparition de celui-la enlèverait au médecin une source de préoccupation importante, tout en lui restaurant des ressources requises pour en soigner d’autres avec un succès plus grand.
Alors nous constatons : premièrement, qu’il existe bel et bien un conflit réel entre le bien individuel, du patient et le bien du système dans son ensemble ; deuxièmement, que c’est dans les choix et sous la responsabilité des médecins traitants que se pratique l’arbitrage de ces intérêts divergents ; et ultimement, que l’exercice de cette responsabilité, dans le contexte clinique, signifierait qu’en décidant de la répartition des ressources disponibles, le médecin traitant déciderait aussi, parmi les patients en présence, lesquels puissent vivre, et lesquelles doivent mourir.
– Au-delà des sacrifices obligés par la répartition des soins : l’euthanasie en option thérapeutique
Voici, d’abord, une situation qui se révèle des plus sérieuses. Car il s’ouvre ainsi un schisme fatal dans la confiance qui doit nécessairement exister entre patient et médecin. Et tragiquement, de plus en plus souvent, le médecin apparaîtrait au patient sous l’aspect d’un juge plutôt que d’un confident : un juge dont dépendrait tout accès aux soins, et donc le sort du patient, tout court.
Voilà certes, qui soit très grave ! Mais voilà, aussi qui n’est pas encore tout. Car dans ce contexte de pressions économiques et de conflits d’intérêts professionnels, nous nous devons de situer, aussi, les effets logiquement inévitables — sur la pratique médicale, sur la satisfaction du patient, et sur la société dans son ensemble — de la pratique maintenant normalisée de l’euthanasie ; c’est à dire : de la mise à mort routinièrement employée comme solution de rechange pour d’autres stratégies d’intervention (ou d’évitement d’intervention) cliniques.
Or, d’après l’opinion présente, il y aurait lieu de nous demander si nous ne nous exposons pas, ainsi, au risque que notre système-santé bascule progressivement dans son ensemble — sur un niveau beaucoup plus profond — vers un fonctionnement économic entièrement dysfonctionnel, de sorte que la réalité des services proposés ne répondra plus, du tout, aux désirs naturellement exprimés par la clientèle majoritaire, non-suicidaire.
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