Chapitre : fin de la coïncidence parfaite des notions de ce qui est « désirable », « moral » et « légal » à l’aube du vingtième siècle

(Tome Premier : l’euthanasie et le choix — Partie C : l’euthanasie et la médecine — Section III : Société en rupture — Chapitre : Fin de la coïncidence parfaite des notions de ce qui est « désirable », « moral » et « légal » à l’aube du vingtième siècle)

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Doctor and Doll, Norman Rockwell, 1929

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– Consensus apparent sur fond de tractations irréconciliables

     J’ose espérer que le lecteur me pardonnerait, ici, un court moment de nostalgie complaisante à l’examen (circa 1900) de cette période plus simple de l’histoire intellectuelle de notre espèce ! Quelle chance réconfortante pour les gens ordinaires, de pouvoir constater que les trois notions que nous avions identifié dans les chapitres précédents — de ce qui est commercialement désirable (Hippocrate), de ceux qui est moralement bien (préceptes religieuses ou philosophiques), et de ce qui est légalement permis (les règles de conduite propres à l’état modern) – aient pu toutes s’accorder dans cet instant avec tant de précision et d’harmonie. Quel moment heureux !

     Cependant, l’idée que la loi puisse fidèlement refléter la morale humaine de manière socialement satisfaisante dépendrait toujours de la présomption que la population puisse partager, dans les faits, une vision commune de celle-ci. Or, le drame philosophique des temps modernes découle, en large partie, du fait que dans la grande explosion d’idées, qui caractérise la société occidentale, aucun des philosophes, aucun des théologiens, aucun des théoriciens sociaux — de tout acabit, et au grand dam de tous — n’ait pu fournir une base suffisante pour supporter une telle unanimité, ni dans la compétition ouverte, ni dans les tentatives d’indiquer des principes communs ; et ce serait dans les effets éventuels de ce talon d’Achille civilisationnel — socio-religieux-philosophique (et éventuellement légale) — que nous nous devions chercher une explication pour la crise d’identité morale qui afflige la profession médicale aujourd’hui — notamment à l’égard de l’euthanasie — par opposition à la consensus hippocratique d’il y a cent ans.

     Bien sûr, au début de cette période, il y avait toujours une correspondance exacte des jugements théologiques et légales concernant la moralité humaine ; mais avec le recul, nous apercevons que cette belle identité de jugements n’était que le résultat nécessaire du fait que la vaste majorité des personnes, imbues des traditions et des idées héritées de l’Ère Chrétien, étaient — et le sont largement encore — simplement incapable d’imaginer que la morale ait pu en être autrement. 

     De ce fait, les avertissements des penseurs plus lucides, soit des traditionalistes qui craignaient voir l’ordre existant bouleversé, soit des révolutionnaires qui détaillaient franchement leurs projets muris dans le but d’accomplir précisément ce résultat — ceux, en fait, qui étaient  au cœur des mutations sociales et politiques de l’ère moderne (parfaitement visible déjà dans les bibliothèques, dans les journaux, et dans les mouvements populaires du temps) — se trouvaient toujours sur les marges de la compréhension majoritaire. Pour la plupart, les gens prudents et responsables, de par leur conservatisme intellectuel naturel, cherchaient une voie moyenne, qui aurait pu, à la fois, expliquer la crise sociale grandissante et revendiquer leur foi simple : que le cosmos possède un ordre morale fixe ; que la raison humaine serviraient à découvrir cet ordre ; que l’essence de la morale se trouvait déjà révélée dans les traditions religieuses millénaires ; qu’en dépit des violences du parcours, la religion et la raison serviraient ultimement à se confirmer mutuellement dans l’essentielle de leurs conclusions ; et finalement, que le pouvoir légal de l’État servirait à soutenir et à renforcir ces vérités sociales.

     Nous devons même, je crois, admettre le fait que cette opinion rassurante reste toujours très populaire, de par sa résilience vivace, et mérite, en conséquence, tout notre respect. Par contre, au tournant du vingtième siècle, les bases conceptuelles d’une crise de société générale, pas seulement politique, mais bien philosophique, furent déjà jetées depuis longtemps et n’attendait plus, pour se manifester, qu’un soulèvement déclencheur suffisamment puissant.

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2 réflexions au sujet de “Chapitre : fin de la coïncidence parfaite des notions de ce qui est « désirable », « moral » et « légal » à l’aube du vingtième siècle”

  1. Je me permets de vous proposer deux lectures qui me semblent éclairer la problématique exposée. Effectivement, j’ai un biais popperien, et il transparaît clairement dans le commentaire qui suit.

    Le premier est “The Retreat to Commitment” de William Bartley, car les premiers chapitres illustrent très bien les mutations du protestantisme sous la pression de la tradition libérale, de la tradition rationaliste et des mouvements sociaux de la fin du 19ème siècle et du début du 20ème. Cela illustre les tensions et leur histoire qui sont apparues entre l’héritage religieux et les faits moraux sur le terrain social avec lesquels il fallait effectuer pragmatiquement la quadrature du cercle.

    https://ia800306.us.archive.org/26/items/retreattocommitm00bart/retreattocommitm00bart.pdf

    Sur le versant légal, il me semble que l’innovation théorique (toujours pas véritablement mis en pratique, car l’humain reste l’humain) provient de Reinhard Zippelius. J’aurais aimé mettre un lien vers Rechtsphilosophie, l’ouvrage dans lequel il expose ses conceptions, mais je ne l’ai pas trouvé sur Internet. À défaut, voici deux liens:

    https://www.jura.rw.fau.de/unser-fachbereich/einrichtungen-2/professoren/professor-dr-reinhold-zippelius/
    https://www.persee.fr/docAsPDF/ridc_0035-3337_1990_num_42_1_1969.pdf

    Citation: “Le chapitre 4 occupe une position centrale, non seulement par sa place dans l’ordre du plan mais aussi parce que, consacré à la Justice, il comporte plus de 75 pages. La question centrale qui y est approchée est celle de la légitimité et l’auteur prend nettement parti (p. 32 et s.) pour la méthode des essais et des erreurs (trial and error) proposée dès 1934 par Karl Popper qui lui paraît tout à fait appropriée à la construction comme à la compréhension de la norme juridique.”

    Ces deux ouvrages illustrent le fait qu’il me semble que certains philosophes (peu, certes…) ont effectivement réussi à digérer le divorce entre “désirable”, “moral” et “légal”. Ou entre traditions religieuses, conception morale à la fois philosophique et anthropologique, et théorie du droit.

    La société, elle, peine à suivre ces développements théoriques. Pas certain qu’elle y arrive réellement jamais.

  2. Cher F68.10,

    Merci de m’avoir dirigé vers une lecture très intéressante. Naturellement, j’en aurai pour plusieurs centaines de pages de commentaires !

    (Pour ceux qui peuvent, possiblement, suivre ce dialogue ultérieurement, voici un article de William Warren Bartley qui permet d’accéder plus rapidement à ses conclusions principales : http://www.the-rathouse.com/2008/Bartley1964CCR.html )

    Pour approcher directement le cœur des prétentions de Bartley (de solutionner le problème de « justification » et de solidifier ainsi l’identité des rationalistes), je pense que, effectivement, cela représente un pas en avant.

    Pour y arriver, le rationaliste se trouve à renoncer ses ambitions de validation intégrale (puisqu’il ne tenterait plus de se justifier catégoriquement, même en principe), mais il a au moins le mérite de vouloir exposer ses positions à la critique « raisonnable ». Dans d’autre mots, il renonce, aussi, au droit de tenir des opinions qui soient évidement absurde, et par cet exemple explicite, il somme le fidéiste d’en faire autant.

    Bien sûr, ce ne sont pas des bonnes nouvelles pour les fondamentalistes qui tiennent à représenter l’âge de la terre comme six mille ans, tout au plus. Mais par contre, tout fidéiste qui renonce à de tel fables peut maintenant se représenter comme rationaliste ! Et, donc, la distinction entre les deux tendances disparait.

    Bartley parle beaucoup des protestants libéraux, en contraste avec les calvinistes neo-orthodoxes. Et la description est très juste (et très similaire a ce que je décris dans mon livre) : ce sont les « libéraux » en déroute, car de justification en justification ils auront perdu toute sens d’identité. Les neo-orthodox, par contre, sont protégés par leur intransigeance (fondamentalisme).

    Bon. Mais s’il ne s’agit plus (d’apres Bartley-Popper) de se justifier, il s’ouvre une nouvelle voie viable pour les fidéistes qui consiste simplement à éviter ce qui peut être critiqué (de manière efficace).

    J’ose suggérer même, que le chose se fait déjà, de manière organique, et prédatant Bartley-Popper chez les Évangelicalistes (beaucoup plus nombreux et influents, en Amérique, que les Calvinistes).

    La base de la profession de foi des Évangelicalistes commence ainsi : Je crois à la salvation par la grâce, à travers ma foi dans Jésus Christ. Et si, à ce point, nous enlevions le nom de Jésus (opération valide puisqu’il n’y a pas d’entente sur ce qui signifie ce terme) et si nous le remplacions avec le « x » de l’algèbre qui représenté ici « mystère transcendantale inconnu », il nous resterait simplement : Je crois à la salvation par la grâce, à travers ma foi dans « x »

    Cette proposition, je crois, ne se prête pas à une invalidation critique facile, et alors, devient un proposition rationaliste acceptable.

    J’irais plus loin : Je pense que la plupart des progressistes, socialistes, communistes, environnementalistes (et j’en passe) sont aussi des evangelicalistes d’après la profession de foi que je viens de citer. Car ce qui est commun à tous, ce sont les notions suivantes :

    1. l’homme à besoin de salvation (autre terme à significations multiples qui reste à préciser).
    2. Que pour ce faire, l’être humain aurait besoin d’être aidé (guidé, contraint, même puni au besoin) par les actions d’un mystère inconnu (force supérieure, équilibre naturelle, inévitabilité historique, Dieu, etc.)
    3. Que la route vers le salut passe par la foi dans le mystère (ce qui ne fait que décrire la persévérance de toute personne qui travail sérieusement vers un but incertain).

    J’ai grande confiance que ces trois points survivront l’action critique.

    Entre autres, si le rationaliste tente de désallouer les propositions invérifiables, il doit accepter nécessairement la malédiction de la philosophie moderne, soit : qu’elle devienne inutile dans la vraie vie, là ou presque tout est invérifiable.

    Alors, grâce à Bartley-Popper, nous avons des fidéistes rationnels, et des rationalistes fidèles, qui épousent des structures de pensée apparemment identiques !

    À mon avis, la perte d’une obligation à défendre la création en six jours semblerait un petit prix à payé (et un prix déjà escompté dans le marché des idées), pour voir l’effondrement définitive de cette distinction maligne entre rationalistes et fidéistes.

    Bien à vous,

    Gordon Friesen

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