Le suicide assisté et l’euthanasie volontaire (aide médicale à mourir) regardés franchement, enfin, à travers la lorgnette du choix subjectif

(Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie B : L’euthanasie et la clientèle — Section II : La morale et la loi — Sous-Section II b) : La morale dite « subjective » — Chapitre : Le suicide assisté et l’euthanasie volontaire (aide médicale à mourir) regardés franchement, enfin, à travers la lorgnette du choix subjectif)

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Philip Haig Nitschke (1947 — ), fondateur du réseau « Exit International », est devenu une célébrité parmi les champions du droit de mourir.

Plutôt que de pratiquer, lui-même, l’assistance au suicide (avec quelques exceptions), Nitschke s’est spécialisé dans la diffusion d’informations (et dans l’invention d’équipements) qui permettraient aux personnes intéressées, de se suicider sans aide.

Choisissant d’abandonner ses droits de médecin en Australie (à la suite de plusieurs controverses), Nitschke se serait transposé en Europe (Pays Bas, Royaume Unis, Suisse). Son livre « Pilule Douce, Le Manuel » est disponible en ligne, et traduit dans plusieurs langues.

En plus de produire des ateliers pratiques, au sujet des techniques de suicide, Nitschke s’est aussi présenté en scène comme humoriste (Edinburgh Fringe Festival, 2015 ; Melbourne International Comedy Festival 2016).

Le « droit de mourir », tel que proposé par Philip Nitschke, serait sans conditions outre la capacité décisionnelle du suicidaire.

photo : Philip Nitschke en compagnie d’Avril K. Henry (1935 – 2016), membre d’Exit International, morte d’une surdose de barbituriques (Royaume Unis)

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— Un rappel des intentions de l’auteur

     Dans les descriptions offertes jusqu’ici, au sujet des inconvénients subis par les personnes malades et handicapées (suite à l’instauration du régime institutionnalisé d’euthanasie volontaire), j’aurais parfois adopté un ton quelque peu catégorique, et même accusateur. Or, dans ma défense, je ne peux qu’affirmer que ce sont des faits qui me concernent de près, qui me sont connus intimement, et auxquels je réagis spontanément, avec passion ; des faits, enfin : dont une certaine intensité me semble personnellement nécessaire pour en effectuer la description authentique.

    Je ne désire aucunement, cependant, que ces circonstances aient pu suggérer au lecteur que la suite de ce livre ne soit, enfin, qu’une dénonciation polémique des politiques actuelles. Car telle n’est pas mon intention. Pour rappeler le but déclaré de cette réflexion : je désire seulement collaborer — dans les limites du possible pragmatique — à l’atténuement des pires résultats de ces politiques.

     Loin, alors, d’indulger un goût de dénonciation générale, mon dessein, au cours des chapitres précédents, fut d’abord, d’établir avec clarté une distinction, que je considère de première importance — mais non suffisamment abordée dans le discours publique — entre les effets strictement dus à la décriminalisation du suicide assisté, et ceux, plus large et plus pernicieux, qui résultent de la médicalisation de ce dernier, c’est-à-dire : de la transformation du suicide en euthanasie ; de l’association objective des malades/handicapés aux critères médicaux ; et de l’instrumentalisation des professions médicales.

— Un débat mal engagé aboutissant au mauvais port

     L’accès à l’euthanasie fut accordé, certes, pour honorer la volonté subjective de suicide. Pourtant, dû à la force — traditionnelle (et intuitive) — de la présomption d’une morale universelle et objective, la bataille de la décriminalisation s’est quand-même gagée sur ce terrain familier.

     En conséquence (et selon les règles du débat objectif), la défaite des adversaires fut totale : l’euthanasie était non seulement tolérée, subséquemment à cette légalisation, mais positivement redéfinie en bien : dès et désormais, les suicidaires auraient non seulement droit, mais raison aussi, de se prémunir d’assistance dans leurs desseins suicidaires, et même de mourir par la main des tiers. Car ces assistances – ces homicides – en seraient devenu des actes vertueux, accomplis par des médecins dans la décharge scrupuleuse de leur devoir !

    Cependant, comme prix accessoire, fallait-il aussi accepter les torts infligés sur la logique interne de la profession médicale (qui se trouva, de ce fait, dénaturée en profondeur) ; les torts subis par les médecins d’adhérence hippocratique (qui ne pouvaient plus, que très difficilement, pratiquer leur art intégralement) ; et surtout, les torts infligés sur la majorité, non-suicidaire, de la clientèle désignée (pour lesquelles la mort était, désormais, proposée en « soin » par les mêmes médecins dont ceux-là dépendaient pour assurer leur survie).

— L’ironie fâcheuse d’un tel aboutissement

     Or, je peux facilement imaginer, à ce stade du récit, un petit soulèvement sardonique des sourcils chez certains promoteurs de la liberté personnelle, accompagné, possiblement, par l’observation, moqueuse, que ces problèmes ne sont que des blessures (sociales) inutiles — auto-infligées — dues uniquement à l’obstination des traditionalistes, d’obstruer le chemin du progrès ! Que le programme pur du « droit de mourir » n’a rien à voir avec cette médicalisation, et n’inclut pas, en fait, la moindre allusion : ni aux handicapés/malades ; ni aux médecins ; ni aux critères objectifs de justification.

     Et dans le même esprit, badin et amical, nous pourrions répliquer, aussi, à ces charges : qu’une telle attitude, insensible, ressemble fortement à celle du criminel qui rapprocherait, à sa victime, l’inutilité des blessures subies suite aux efforts infructueux d’autodéfense !

     Mais force est, aussi, d’admettre qu’il y aurait toujours un fond de vérité dans l’affirmation principale : que le droit de mourir, simple, n’a rien à voir avec la médecine.

— Articulation primaire du droit à mourir

     Considérez, à ce chef, la formulation des buts visés qui fut offerte par le Dr. Philip Nitschke (l’un des plus influents parmi les promoteurs du droit de mourir). Au cours d’une bataille législative menée dans son pays natal de l’Australie (très similaire à celle que nous l’aurions connu plus tard au Canada) le Dr. Nitschke aurait fait la déclaration suivante : « que…(sic) toute personne rationnelle puisse … terminer sa vie d’une manière paisible et certaine au moment de son choix »

     Aucun principe ne pouvait être plus limpide : il s’agit d’un droit de mourir sujet à aucune condition (sauf la capacité mentale nécessaire pour faire un tel choix) ; aucune mention, ni de « souffrances intolérables » ni de « déficiences physiques importantes », ni de « maladie ou de handicap grave », ni d’une « fin de vie raisonnablement rapprochée ». Pour tout dire, Il n’y a pas, dans ce manifeste, la moindre référence, ni aux conditions médicales, ni aux professionnels de la santé.

     Car, pour le Dr. Nitschke et ses compères, le droit de mourir serait un droit humain universel : aucunement limité, ni aux circonstances, ni aux justifications objectives — médicales, ou autres.

     (Parfois, il aurait pu sembler que le bon Docteur favorisait un âge minimum de cinquante ans pour faire ce choix létal, mais accueilli directement devant la question, il s’est prononcé, souvent et avec clarté, pour un simple âge de majorité, c’est à dire : l’âge de la raison, sans plus.)

     D’après cette vision, donc, le premier droit de l’individu, c’est-à-dire le droit fondamental à la vie, signifierait aussi le droit de disposer de cette vie : que nous nous devions de respecter le jugement subjectif de l’individu, aussi, au cas où celui-ci puisse désirer mettre fin à son existence ; que nous devions même – en toute logique – permettre l’assistance des tiers dans la réalisation de telles morts volontaires.

     En termes crus : Nous ne forcerions pas, à vivre, un individu qui désire mourir.

     Mais voilà, aussi, ce qui nous explique le mécontentement qui perdure, encore, parmi ceux qui obtinrent gain de cause grâce aux décisions judiciaires (et aux innovations législatives) qui furent initialement réalisées : un mécontentement qui s’est manifesté immédiatement dans les faits, et qui était presqu’égale à celui des perdants. Car, très certainement, ce n’était pas les quelques euthanasies volontaires autorisées au départ qui auraient pu satisfaire aux militants les ayant réclamé avec tant d’assiduité. Pas du tout. Le but clairement articulé de ce lobby demeure d’une simplicité et d’une envergure sans compromis : la liberté subjective complète.

     Et c’est ainsi que, dès la mise en œuvre, et avant même que l’encre eut (figurativement) séché sur les documents législatifs : divers actions juridiques et politiques furent immédiatement entreprises dans le but d’élargir la portée des exceptions admises à l’interdit (c’est à dire, d’élargir les critères d’admissibilité) ; et d’assouplir les formalités auxquelles les médecins participants devaient s’assujettir.

     Soyons, alors, pleinement avertis : aussi longtemps que cette pratique sera assortie de conditions ; aussi longtemps ces militants continueront leur combat. Et autant que les critères médicaux seront étendus ; autant serait augmenté le nombre de personnes fortuitement prises dans ce drame de suicide « bien », vertueux et administrativement normalisé ; autant également, la profession médicale verra son mandat homicide élargi.

— La question de la liberté franchement posée

     Il surgit, alors, dans l’esprit pratique, une question aussi inconfortable qu’inévitable, soit : n’y aurait-il pas lieu, au contraire – à partir d’une logique stricte de minimisation des torts — d’embrasser franchement le « droit de mourir » ; de libérer les handicapés, malades et mourants de l’opprobre mortel des critères objectifs ; de chasser le suicide, tout à fait, de l’espace médical ? Décidément, la question est bonne.

     Or, la chose serait peut-être impossible, et très certainement dans l’immédiat : car nous ne pouvions pas simplement claquer des doigts et renverser, d’un coup, le statut quo social et légal qui se serait évolué organiquement pendant des centaines d’années — dans la loi et dans les mœurs — pas plus que nous ne pouvions redessiner les frontières de l’Europe sans consulter l’histoire des peuples qui les eurent donnés naissance.  Mais du côté théorique, la question conserve toute sa pertinence, puisqu’elle nous ouvre, très vraisemblablement, une source particulièrement fertile auprès de laquelle nous pouvions chercher à puiser des pistes de solution futures.

     Alors, je demanderais, ici, la complaisance du lecteur, dans un esprit de spéculation hypothétique, pour nous y attarder davantage.

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Un invention de Philip Nitschke : la « Capsule Sarco » (mot dérivé de « sarcophage ») fut conçue pour prodiguer la mort sans l’implication des tiers.

La capsule s’ouvre automatiquement (à condition que l’opérateur puisse satisfaire un logiciel incorporé au sujet de sa capacité décisionnelle). Une fois installé dans la capsule, le suicidaire trouverait la mort sous l’effet d’un influx progressif de nitrogène.

La Capsule Sarco fut le dernier dans une série de dispositifs inventés par Nitschke dans le but de rendre le suicide accessible à tous.

Voir encadré : d’allure moins séduisante (et peut-être même d’aspect quelque peu sinistre), un dispositif d’injection intraveineuse (sous contrôle informatique) visant le même objet, ca. 1996.

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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie B : l’euthanasie et la clientèle — Section II : la morale et la loi — Sous-Section II c) : Quelle morale choisir ?)

L’épisode « Hofsess » : un rejet, sans plus, des volontés de la personne, infirme ou dépendante, et la substitution du jugement exécutif du bien-portant/accompagnateur/soignant

(Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie B : l’euthanasie et la clientèle — Section III : La « Pente Glissante » — Chapitre : Rodriguez III : Les leçons apprises d’une conteste mal engagée — L’épisode « Hofsess » : un rejet, sans plus, des volontés de la personne, infirme ou dépendante, et la substitution du jugement exécutif du bien-portant/accompagnateur/soignant)

Le Dr. George Scott Wallace (1929 – 2011) : Médecin de famille, Membre de l’Assemblée Législative de la Colombie Britannique (1969 – 1977), Chef du Parti Conservateur de cette province (1973 -1977), mécène et philanthrope, le Dr. Wallace agit également en conseilleur médical auprès de la Société « droit de mourir » du Canada (Right to Die Society of Canada) fondée en 1991 par l’écrivain John Hoffsess.

Le 18 février 1993, dans une entrevue accordée au journal « Globe and Mail » de Toronto, le Dr. Wallace affirma qu’il réfléchirait très sérieusement à l’idée d’assister Sue Rodriguez dans son projet de suicide, au cas où la Cour Supreme se prononcerait contre elle. Cependant, ce ne fut pas lui, de toute évidence, qui ait joué ce rôle auprès de Mme. Rodriguez, car les liens furent déjà rompus entre elle et la société de Hofsess au moment de son décès, une supposition qui fut confirmée par l’investigation policière.

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    Cette provision d’une loi d’exception autorisant l’homicide médical — nonobstant et malgré l’opposition des victimes désignées — illustre, je soumets, une divergence d’opinion qui se révèle beaucoup plus substantielle qu’une simple ironie de passage. Car nous y retrouvions, en fait, le fruit empoisonné du plus nocif des préjugés obstinément entretenus par les bien-portants à l’égard des personnes handicapées, soit : la certitude inébranlable que les personnes bien-portantes savent plus long, sur le bien de celles-ci, qu’elles n’en sauraient sur elles-mêmes ; et que les bien-portants auraient, ainsi, non seulement le droit, mais aussi le devoir, de penser et de parler à la place de leurs « charges ».

     Ironiquement, Sue Rodriguez elle-même, aurait subi un épisode quelque peu désagréable, au cours de son procès, qui illustrerait admirablement cette dynamique déplorable, et qui plaça le rôle politique de Mme Rodriguez — de personnage iconique, instrument du mouvement — en opposition directe avec son identité (et avec sa dignité) de personne distincte.

     L’occasion de cet imbroglio s’est présentée dans le fait que parmi les personnes et les organisations qui refusèrent de s’aligner avec Sue Rodriguez, se trouva – événement assez pénible — la Société ALS, représentant les intérêts des personnes affligées des mêmes maux que Sue. Dans ces circonstances, John Hofsess, collaborateur de de Mme Rodriguez depuis la première heure, eut cru bon de souligner (dans sa campagne de messaging) l’amertume — qu’il voyait ou qu’il imaginait — dans le désappointement ressenti personnellement par Mme. Rodriguez devant cette opposition décevante. Ce fut, peut-être, un bon instinct de communicateur, mais il s’agissait, aussi, d’un dépassement regrettable de rôles, car Mme Rodriguez, elle, avait délibérément choisi de réagir plus posément (et avec un sincère respect) à l’endroit des personnes, malades et handicapées, qui lui manifestaient leur désaccord. Passant outre aux sentiments de Sue, cependant, M. Hofsess s’est obstiné dans son intention.

— L’arrogance extraordinaire (mais toujours typique) de John Hofsess ; habilitée par l’inconscience (banale) d’Anne Mullens

     Hofsess aurait accompli son dessin avec la soumission d’une lettre ouverte au Vancouver Sun ; lettre qui servit de base, subséquemment, pour un article également publié dans ce journal. Et si, jusqu’à là, tout s’explique, il resterait toujours ce dernier détail impardonnable, que M. Hofsess ait soumis cette lettre : à l’insu de Mme. Rodriguez ; dans son nom à elle ; et incluant même la forgerie de sa signature !

     Dans d’autres mots, John Hofssess aurait pris sur lui l’initiative d’entreprendre une polémique — accusatrice et publique — auprès d’un organisme représentatif de la première importance : sous le nom d’une autre personne (qui fut potentiellement membre de cette organisation), et qui jouissait, dans le moment, d’une célébrité et d’une influence extraordinaire. Toutes ces qualités exceptionnelles (les qualités qui revenaient de droit à Sue Rodriguez), M. Hofsess s’est accaparé pour lui-même : en se présentant comme un intervenant de première expérience (et de première importance) ; mais sans légitimité aucune.

     Il y avait, donc, faute grave d’éthique de la part de l’agent Hofsess, mais aussi de celle de la journaliste du Sun, Anne Mullens. Car cette dernière aurait facilité et exacerbé cette démarche fautive en se contentant, elle, d’écrire son article en s’informant uniquement auprès de John Hofsess, sans jamais tenter de communiquer directement avec Sue Rodriguez.

     Dans les deux cas, ce furent des délits de professionnalisme presqu’impensables (sinon impossibles) dans des circonstances normales ; et la seule explication offerte (comme nous le verrons) se confondit dans les préjugés d’usage entourant les attributs particuliers de Sue Rodriguez.

— Une arrogance, pourtant, très familière aux personnes handicapées

     L’arrogance sous-entendue dans de tels faits en est époustouflante. Mais aucune personne handicapée, je soumets, n’en serait étonnée. Car la tendance des tierces personnes — autant des proches que des parfaites inconnues — à se croire mandatées, tout naturellement, à parler dans le nom de l’autre, est trop bien connue, à la fois dans les situations les plus banales que dans celles de grande importance. Et pour expliquer (mais pas pour justifier) les gestes de Mme Mullens : encore plus rares sont les personnes, une fois adressées par ces tiers, qui penseraient utile de vérifier, directement, les vœux des premiers concernés.

— La réaction admirable de Sue Rodriguez devant les présomptions importunes de John Hofsess

     Beaucoup de personnes dépendantes acceptent (faudrait-il bien l’avouer) de se faire encadrer dans cette dynamique indigne et amoindrissante — soit par lassitude, soit face à l’intimidation, subtile ou autre, des soignants autoritaires. Cependant, tout à son honneur, Sue Rodriguez n’en fut aucunement l’une de celles-là. Car Sue Rodriguez décria, immédiatement, elle-même, la faute commise ; et elle en demanda satisfaction.

     Pris ainsi, sur les faits, John Hofsess, s’est excusé pour sa forgerie non éthique (et potentiellement criminelle) ; mais sans véritable conviction ; selon les formules pâles d’usage ; dans les termes suivants : Il avait déjà préparé des déclarations émises par Mme Rodriguez ; il avait cru agir dans les meilleurs intérêts de celle-ci ; et surtout (selon l’opinion suffisante et tant typique de M. Hofsess) cette dernière, « (sic) … n’étant plus capable de se nourrir seule, fut rendue au stade qu’il fallait parler pour elle. »

     Et voilà, encapsulé dans une seule phrase : le préjugé grossier, inconscient (et apparemment irrémédiable), au cœur de ses actions.

     Pourtant, Sue Rodriguez s’est révélée, soudainement, libre et conséquente d’une manière qui surprendrait plus d’un « soignant » confortablement assuré de son statut de pouvoir auprès d’une personne dépendante (mais qui lui en fournit dans les faits — comme Sue Rodriguez auprès de M. Hofsess — sa seule importance contextuelle).

     Mais quelle surprise en aurait-il, réellement (outre les stéréotypes alimentés par l’apparence de Sue), dans le fait qu’un tel personnage principal ait pu réprimer un collaborateur accessoire ?  En fait, elle ne faisait que manifester les qualités personnelles auxquelles il faudrait rationnellement s’attendre de la part de celle qui en ait pu entreprendre une telle lutte sociale et judicaire.

     Dans un instant de vérité et d’éclair, alors, Sue Rodriguez nous faisaient la démonstration saisissante qu’elle avait bel et bien les capacités requises : et pour trouver les moyens de dialoguer directement avec le monde extérieur ; et pour rectifier les faits ; et pour faire ses excuses publiques auprès de la Société ALS ; et surtout, pour couper ses liens avec cette personne, qui, j’en suis totalement persuadé, se serait imaginé jusqu’à là — en toute naïveté — le véritable maitre d’œuvre du phénomène Rodriguez.

     Délicieusement, alors, dans cette instance, John Hofsess (et par association : tous les esprits ambitieux et impertinents dans des situations semblables) s’est trouvé dans la déconfiture complète. L’effet fut magnifique. C’était comme si l’imprésario d’un cirque, jadis, fut subitement interrompu par son ours performant, ou par sa gracieuse éléphante dansante, qui se serait subitement insistée, elle-même, à prendre la parole et à corriger son maitre ! Décidément, c’est une circonstance particulière du récit dans laquelle mon admiration se situe, sans qualification, du côté de Mme Rodriguez.

     Et souvenons-nous, aussi, devant ces faits, des propos tant ressentis de cette manifestante, intubée et ventilée, prenant la parole à l’intention de Mme. Rodriguez devant le palais de justice de la Cour Supreme : « Nous avons tant besoin de toi. Nous avons besoin de ta force extraordinaire ! ».

— Un constat sombre de fait : la dominance manifeste de la vision bien-portante

    Dans l’épisode Rodriguez, quand regardée de la perspective de la majorité non-suicidaire des personnes malades et handicapé, les élites de la culture et de la contre-culture — écrivains, cinéastes, journalistes – et ceux de la communauté homosexuelle menacés directement par le fléau du SIDA – jeunes, fières et autonomes – c’est à dire la grande majorité  de ceux qui se ralliaient au soutien de Mme Rodriguez (ainsi que cette dernière elle-même, au moins au départ), furent tous, essentiellement, des bien-portants agissant sous l’impression — agissant sous la peur d’une image – d’une souffrance intolérable, ou plus précisément d’une dépérissement de soi que l’orgueil ne pourrait (toujours dans le royaume de l’imaginaire) pas admettre. Mais les gens plus humbles, plus ordinaires, possédant habituellement une expérience plus étendue des maux tant décriés : ces gens abjuraient catégoriquement cette motivation ; craignant plutôt pour la sécurité des leurs.

     À la fin, pourtant, ce fut la vision de la majorité bien-portant — aussi divorcée de la réalité qu’elle en ait pu l’être — qui remporta la victoire. Les membres de la majorité indemne auraient substitué, ainsi, leurs propres fantaisies pour les désirs clairement exprimés de leurs frères et sœurs abimés.

— Une confession (et une conclusion) de nature personnelle

    En terminant ce chapitre, j’aimerais signaler (au lecteur toujours complaisant), qu’il existe une réticence toute naturelle dans l’esprit des personnes handicapées, une tendance d’éviter toute affirmation qui puisse les exposer aux charges d’une exercice malsaine d’imaginations anormales, voire paranoïaques. Et j’en suis moi-même, pour la plupart, très susceptible aux limites expressives suggérées par la crainte de telles perceptions extérieures. Cependant, dans ce cas précis, et devant les indices ci-haut exposés, je dois avouer mon incapacité d’expliquer ces faits troublants, sans admettre que le réflexe de recul, si naturellement ressenti devant les afflictions d’autrui, puisse s’accompagner,aussi, d’une certaine indifférence à l’égard des affligés.

     Car comment pouvions-nous interpréter plus généreusement — dans cette matière tant significative de vie et de mort — que le monde indemne ait pu se permettre d’imposer, avec tant d’autorité sommaire, son phantasme (de vie invivable et de compassion bienveillante), aboutissant si étrangement dans l’homicide de l’object de sa sollicitude ?

     Aussi, serait-il très difficile d’attribuer ces faits à la simple ignorance bien intentionnée. Car les personnes en question — malades, infirmes, et j’en passe — auraient clairement pris la parole mainte et mainte fois pour signaler leur vérité : et devant la cour ; et dans des articles savants ; et avec des livres comme le présent ; et, enfin, dans tous les véhicules de débat, sociaux et médiatiques.

     Soyons, alors, limpide dans l’expression de cette évidence : c’est un mensonge (sauf exception) que les malades et les handicapés désirent mourir. C’est un mensonge que la maladie, ou le handicap, conduisent naturellement vers la motivation suicidaire.

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John Hofsess (1938 – 2016) se plaignait, à la fin, d’être un stratège visionnaire mal servi par un diva capricieuse ; mis de côté par Sue (« un vieil homme congédié de sa vie ») en faveur d’autres compagnons « chics » (Chris Considine et Svend Robinson). Son plan, en admettant une défaite devant la Cour Supreme, fut d’utiliser George Scott Wallace (ou un autre médecin au besoin) pour défier publiquement la loi, en assistant au suicide de Mme. Rodriguez. Il eut été possible, d’après cette inspiration ambitieuse, d’enchainer une deuxième cause célèbre immédiatement avec la première (du médecin, cette fois, alléguant une compassion plus juste que la loi) ; de bâtir, ainsi, sur la sympathie Rodriguez ; et très possiblement, d’emporter cette bataille épique sur le champ. Car ce que regrettait le plus amèrement John Hofsess (déception succinctement plainte dans une dernière missive précédant sa propre mort volontaire en Suisse) fut d’avoir perdu cette « opportunité unique », « gaspillée » par des personnes « incapables (sic) de penser plus loin qu’au seul sort de Sue Rodriguez ».

Or le coup de force contemplé, par John Hofsess, ne fut pas possible dans l’occurrence ; car son étoile s’était déjà fatalement effacée auprès de Sue suite au scandale de fausse représentation impliquant le « Sun » de Vancouver. Pourtant, dans un esprit de justice, et pour réhabiliter même son blason (un tant soit peu), faudrait-il toujours se souvenir que le célèbre plaidoyer de Sue, celui qui aurait très possiblement gagné cette cause médiatique, tout en la perdant formellement (« À qui ce corps ? Qui est-ce, le propriétaire de ma vie ? ») en faisait partie, aussi, du legs de la plume Hofsess.

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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie B : l’euthanasie et la clientèle — Section III : La « Pente Glissante » — Chapitre : Le suicide assisté et le paysage social après Rodriguez)

La santé personnelle se transforme progressivement en charge publique : comment et pourquoi

(Tome Deuxième : Sous l’ombre de l’euthanasie — Partie B : L’euthanasie et l’économie — Section II : Le régime de santé publique — Chapitre : La santé personnelle se transforme progressivement en charge publique : comment et pourquoi)

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La pandémie de 2020 : une inflation extraordinaire dans les attentes publiques, face aux pouvoirs présumés de la science et de l’état.

En 1957 — 1958, le monde souffrait des ravages d’une pandémie de l’influenza A H2N2, dite influenza “Asiatique” ; et d’une autre, le H3N2, dite influenza « Hong Kong » en 1968. Ces deux pandémies tuèrent, aux seuls États-Unis 116,000 et 100,000 personnes respectivement, (ce qui équivaudrait à 212,000, et à 165,000 aujourd’hui, quand ces chiffres sont ajustés selon la population actuelle).

Au moment d’écrire ces lignes (avril, 2020), les populations des pays développés demandent à leurs dirigeantes de mater une crise virologique similaire (le coronavirus covid-19), coûte que coûte, même avec un arrêt presque total de l’activité économique, aux risques d’une dépression mondiale de durée indéterminée.

Les plus âgés de parmi nous se souviennent toujours, non seulement des pandémies de 1957 et de 1968, mais également des amis paralysés (ou tués) par la polio, ou portant au visage les cicatrices caractéristiques de la petite vérole. Les personnes de cette époque comprenaient parfaitement les risques de transmission infectieuse, et pendant les épidémies (et pandémies) récurrentes ils évitaient, spontanément et rationnellement, les rassemblements inutiles. Par contre, il n’en était pas question, pour les personnes en santé de s’absenter du travail, et encore moins de fermer l’économie au complet. Voilà, donc, un changement dramatique dans la perception du risque, qui s’est produit dans les derniers trois quarts de siecle !

Photos : San Antonio, Texas, Jeudi le 9 avril, 2020. Six mille familles, en auto, font la file en attente d’une distribution charitable de nourriture suite aux congédiements massives produites, non par la pandémie, mais par la réaction politique à celle-ci. Une expérience sociale, inédite, dont les aboutissements demeurent imprévisibles

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— Une responsabilité publique à la fois problématique et nécessaire

     Au départ, j’aimerais avancer l’hypothèse que, pour la plupart, les difficultés inhérentes à la gérance publique de la santé des individus découlent du fait que cette demande serait mieux satisfaite, au moins en théorie, par les agissements des consommateurs individuels : dans la quête de trouver des solutions personnelles à des situations particulières ; à l’intérieur d’un marché libre. Car à l’opposé de ce paradigme d’économie naturelle, l’intrusion de la gérance collective, de l’état, du monopole, et de l’arbitraire bureaucratique, sont autant d’éléments qui jouent, d’emblée, contre la satisfaction optimale de la demande spécifique.

     En fait, l’administration publique de ces dépenses comporte automatiquement des risques de découplage, entre les désirs du consommateur, et les services actuellement rendus. Or, l’introduction médicale de l’euthanasie se révèle particulièrement problématique dans ces circonstances, dû à l’avantage publique, évidente, qui puisse attendre la maximisation de sa pratique.

     Mais cela étant dit, regardons maintenons comment et pourquoi la santé personnelle se serait transformée, tout de même, en responsabilité publique : à travers l’ensemble du monde développé ; et en large partie, même au sein des pays aux économies les plus résolument capitalistes, tels les États-Unis.

— Une fin à l’égalité devant la mort.

     Pendant les millénaires du passé, et tel que nous l’aurions signalé préalablement, il ne se manifestait que peu de convoitise, de la part des pauvres à l’égard des riches, au sujet des soins médicaux dont bénéficiaient les uns et les autres. Car il existait une égalité naturelle de tous, face à la maladie, qui se confirmait dans l’inutilité générale des traitements proposées. Par contre, peu à peu, — d’une façon globale et irréversible — cette égalité s’est évaporée aux temps modernes, avec l’arrivée des méthodes scientifiques, et avec les remèdes efficaces qui en résultèrent. Dés et désormais, donc (au moins dans certains cas), ceux qui avait les moyens de s’offrir les services des médecins pouvaient acheter, littéralement, un répit à la mort.

     Les effets de ce changement bouleversaient, tout simplement, les équilibres sociaux et politiques du monde existant. Très impérativement, aussi, voulait-on retrouver cette égalité primitive, antérieure, devant les caprices de la mortalité humaine. Et pour ce faire il s’est bientôt apparue dans l’esprit populaire — de façon progressive et à tâtonnements — une nouvelle conception de dépendance, voulant que la responsabilité ancestrale du souverain, de protéger les vies des sujets contre la violence d’autrui, (responsabilité transformée, avec le temps, en responsabilité d’état) dusse être élargie, maintenant, pour inclure aussi la protection de ces vies contre les déprédations de la maladie. Dans un mot : les moins nantis commençaient à demander que l’égalité naturelle des vies soit reconfirmée par une égalité dans l’accès aux nouvelles technologies médicales.

— Une brève histoire de l’évolution des connaissances

     Le mot « bouleversement » n’est certes pas trop fort pour décrire ce changement de perspective sociale si nous considérions l’étendue des résultats obtenus dans le domaine médical, et plus particulièrement, dans quel laps court de temps ces résultats se sont produits : transformant — dans l’espace d’une seule génération à peine — une résignation presqu’absolue devant la maladie et la mort, dans quelque chose qui puisse s’apparenter, de nos jours, à une attente positive de guérison !

     Regardons rapidement les faits :

     Louis Pasteur (1822 -1895) est souvent choisi, parmi ces contemporains, pour illustrer la découverte des microbes et l’élaboration de la théorie des maladies microbiennes qui s’ensuivit. Rappelons, à ce sujet, que Pasteur aurait démontré les bienfaits de la stérilisation du lait par la chaleur (pasteurisation) en 1862 ; la possibilité d’immunisation contre l’anthrax en 1870 ; et l’administration réussie d’une vaccine pour combattre la rage, en 1885.

     S’ensuivait, alors, Joseph Lister (1827 – 1912) avec la théorie et la pratique de la chirurgie antiseptique (réalisant une réduction de 15 à 40 % dans le taux de mortalité suite aux interventions chirurgicales) s’en servant en premier lieu du phénol pour nettoyer les instruments, les plaies, et les blousons, en plus d’utiliser le phénol en aérosol pour tuer les microbes présentes dans l’air ambient.

— Des revers amers ; des attentes trahies

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L’armée Serbe à l’hiver 1914 – 15 : victorieuse devant les Austro-Hongrois, mais dévastée par le typhus ; ses soldats seraient bientôt chassés de leur pays pour regrouper à l’étranger.

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     Ces découverts, et d’autres similaires, provoquaient une révolution dans l’hygiène générale et dans les méthodes prises pour combattre la prolifération des infections microbiennes. Cependant, encore une génération plus tard, au début de la deuxième année de ce que l’on appelait, à l’époque, la « Grand Guerre des Nations » (mais que nous appellerions plus humblement par la suite : la Première Guerre Mondiale), dans le théâtre de la péninsule des Balkans, l’armée Serbe, rapidement victorieuse devant l’ennemi Austro-Hongroise, s’est subitement trouvée aux prises avec une adversaire autrement plus redoutable, dans la forme d’une contagion de typhus, secondée par la diphtérie et le choléra.

     Pour tenter de secourir leurs alliés Serbes (qui perdirent de 70 à 80% parmi les personnes — soldats et civiles — qui furent infectées), les Britanniques, les Français et les Italiens, envoyaient des centaines de médecins — incluant des corps d’hôpital entier ; et même les Américains (en dépit du fait qu’ils ne prenaient pas encore directement parti au conflit), se sont précipités dans le jeu à titre d’assistants humanitaires impartiaux.

     Mais, les efforts extrêmes de tous ces représentants du monde moderne, tous à la fine pointe scientifique, tous prêts à s’aventurer hardiment dans cette lutte inégale : ne servirent pourtant à rien, sinon de gonfler — d’une grande partie de leur nombre propre — les dizaines de milliers de morts réclamés par ce micro-organisme toujours féroce, et à l’époque, simplement impossible à contrôler. L’année alors, c’était 1915 : ce qui nous amènerait au moins quarante ans plus tard que les découvertes théoriques originalement associées avec le nom de Pasteur.

     De même qu’en 1918 -1919, de façon plus spectaculaire encore, immédiatement après l’Armistice, à la fin tant souhaitée des horreurs belliqueuses, la célèbre Influenza Espagnole réclama dans une seule année et demi, plus de victimes que les dix millions de combattants tombés dans les quatre longues années de la Guerre Mondiale (ainsi que les dix millions de civils qui les accompagnèrent) : pas moins de 50,000,000 de personnes à l’échelle planétaire, dont 960,000 aux États Unis, et 55,000 au seul Canada (l’équivalent de 275,000 aujourd’hui, ajusté proportionnellement avec la population de ce pays). Tragiquement, alors, dans les deux cas (et dans d’autres encore, trop nombreux pour cataloguer) la science et les scientifiques n’en pouvaient strictement rien : ni pour la protection des populations ; ni pour le rétablissement des malades ; ni même, pour se protéger personnellement des risques encourus ainsi, vaillamment, mais sans résultat.

     Quelle époque, enfin, d’une tristesse unique ! Ou l’homme connaissait les causes de ses malheurs ; ou il travaillait sans cesse pour les maîtriser ; ou il espérait avec confiance pouvoir un jour y pallier ; mais où il resta, néanmoins, dans une condition d’impotence présente, presque complète !

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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Deuxième : Sous l’ombre de l’euthanasie — Partie B : L’euthanasie et l’économie — Section II : Le régime de santé publique — Chapitre : La santé personnelle se transforme progressivement en charge publique : comment et pourquoi — Les succès extraordinaires, mais quelque peu récalcitrants, du vingtième siècle)

La position épousée, passivement, par la profession médicale

(Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie C : l’euthanasie et la médecine — Section VI : L’avis des médecins — Chapitre : La position épousée, passivement, par la profession médicale)

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Imhotep (circa 2600 av. J.C.) ministre du pharaon (Djoser, Ancien empire), architecte, grand prêtre de Ra, premier médecin connu de l’histoire, et possiblement l’auteur du papyrus « Edwin Smith » (les premières observations chirurgicales). Quoique de basse naissance, il reçut la dignité divine à titre de dieu de la guérison.

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— L’avis majoritaire trahi par anticipation

     Pour retourner plus directement, maintenant, aux consultations pratiquées pour sonder l’opinion professionnelle auprès des médecins canadiens, antérieurement à la redéfinition de l’euthanasie en « soin » médical (Québec, 2014), et de son introduction en pratique universellement disponible (Canada 2016), il serait très important à signaler que de débat structuré, et de décision démocratiquement concluante : il n’y en a jamais eu.

     Pourtant, malgré ce fait, les diverses associations qui représentent ces professionnels auraient appuyé le nouvel agenda juridico-législative, dès le départ, et de manière de plus en plus évidente.

     Pour ne pas excessivement retenir la narration dans cette place (avec un examen particulariste des personnalités canadiennes), un regard plus approfondi sur les agissements des associations professionnelles principales sera offert uniquement en annexe à ce livre.  Cependant, le fait que des démarches rigoureuses, de consultation et de décision, ne se soient pas produites (et encore plus : que le traitement de cette question fut approché avec ce qui semblait être une volonté positive d’éviter des consultations claires) nous indique déjà, je soumets, qu’il y avait une attitude d’acquiescence passive devant la perception d’un aboutissement certain.  Ou autrement dit : je crois très possible, que la profession ait pu se prononcer clairement en faveur d’un maintien intégral de l’interdiction des interventions homicides, en autant, seulement, qu’elle en aurait eu le sentiment confiant que la société plus large ait pu accepter une telle décision.

     Cela n’est pas certain, je l’admets, et nous ne le saurons jamais ; mais il semblerait raisonnable d’imaginer que la continuité dans les valeurs traditionnelles, alliée avec les préférences personnelles de la majorité des médecins, ait pu très bien pencher la décision de ce côté, exactement comme cela s’est déjà produit, à répétition, devant des explorations d’opinion similaires, réalisées dans les décennies précédentes.

— L’intrusion irrésistible des vents de la subjectivité morale

     Mais la situation ne se présenta pas ainsi. Dans le contexte de ce débat profond de société, la communauté médicale ne possédait plus aucun mandat, aucune autorité, — aucune influence morale — qui ait pu être suffisante pour décider de la suite des choses. Au contraire, pour les observateurs plus réalistes, la légalisation de l’euthanasie, au Canada, était devenue une éventualité inévitable. L’application intégrale de la loi criminelle fut déjà fonctionnellement inopérante depuis longtemps (car aucun médecin ne s’était vu sérieusement incommodé, pour pratiquer l’assistance au suicide, depuis au moins 1972), et la volonté politique se manifestait, avec de plus en plus d’insistance, pour régulariser cette situation sur une base nouvelle. Dans un mot : l’environnement social — et avec celui-ci l’environnement légal — avait déjà basculé du côté de la l’euthanasie avec suffisamment de poids pour rendre caduques les avis contraires.

     Car dans le même esprit que tous les autres changements catalogués au long du vingtième siècle : l’euthanasie fut imposée par l’opinion populaire, non pas parce que l’on nous aurait démontré sa légitimité morale (objective), ni parce que l’on nous aurait fait la démonstration de sa légitimité médicale. Pas du tout. L’euthanasie fut légalisée pour permettre (et pour faciliter) le choix souverain à tout individu de faire ces propres choix devant la vie et la mort ; de faire, enfin, à sa tête, tout simplement. Et c’est ainsi que les arguments moraux et médicaux, ainsi que les subtilités de la loi, ne servirent, dans cette occurrence, très strictement à rien.

     Alors, non seulement les médecins se seraient montrés incapables de dicter les normes sociétales plus larges, mais encore, ils avaient perdu même le pouvoir de définir les limites éthiques de la pratique médicale proprement dit ; car ce pouvoir, aussi, les fut brusquement enlevé des mains.

— La réponse corporatiste

     En sympathie avec ces changements importants de ton social, les instances corporatives médicales furent aussi — détail nécessaire à préciser — fortement et progressivement noyautées, par des nouveaux candidats plus sympathiques à la pratique de l’euthanasie, ou au moins de caractère plus pragmatique. Sous la direction de ces individus (mais devant les attitudes toujours traditionnalistes de leurs confrères), ces corporations se serraient contentées de temporiser, en adoptant une position de laisser-faire à l’égard des agissements autonomes de leurs membres.

     Selon la plus généreuse des interprétations, il n’y aurait rien de péjoratif dans tel constat.  D’autant plus, qu’au Canada, les corporations professionnelles médicales sont accablées d’un mandat double et équivoque, un peu à la manière des anciens « syndicats » Soviétiques, qui eurent représenté, eux aussi à l’intérieur d’un monopole d’état, et les intérêts des professionnels et ceux du pouvoir. Or, devant ce fait gênant, il serait évident que ces corporations, créatures du pouvoir politique, ne pouvaient difficilement s’opposer franchement à ce dernier, même avec un appui plus certain de leurs membres.

     Et c’est ainsi que les positions finalement épousées par les corporations des médecins canadiens, tant fédérales que provinciales, ne prenaient pas la forme intuitivement attendue d’une prescription morale applicable à l’ensemble de la société ; ni même d’une manifestation sans ambiguïté de l’éthique médicale. Beaucoup plus modeste, à l’image du propriétaire qui ne peut rien contre les flammes qui ravagent sa maison — mais qui tente tout de même à sauver ses effets amovibles les plus chers — l’intention des médecins (ou peut-être le simple instinct primaire) se serait rétrécie dans ses limites effectives les plus restreintes, à la seule défense de ce qui seraient toujours au cœur de la signification et de la dignité de leur profession : la liberté de conscience et d’action — l’intégrité et l’honneur professionnel — de chaque médecin.

— Ce qui signifia cet aboutissement

     Ce fut un résultat subtil, certes, et émotivement inadéquat pour plusieurs : car, c’est dans la nature humaine de chercher, continuellement, le confort moral dans la certitude et dans l’approbation partagée ; mais selon le compromis retenu, personne ne jouissait d’une telle certitude.

     Pour un bon tiers des médecins, pour ceux qui épousèrent ouvertement la cause euthanasique, la permission d’agir représentait une victoire, certes ; mais ils désiraient bien plus : ils désiraient l’aveu général qu’ils avaient eu objectivement raison.

     Pour le tiers des traditionalistes inconditionnels, au contraire, pour ceux qui n’accepteraient jamais les interventions homicides à l’intérieur de leur profession, la frustration montait d’autant plus forte qu’ils se sentaient appuyés dans leurs convictions par une majorité au-delà des soixante pourcents (au moins jugée sur le seul principe sans considérations contextuelles).

     Et pour l’ensemble de la société, pour tous ceux et celles qui cherchaient toujours une déclaration morale catégorique — issue des médecins, et portant l’autorité de leur profession — force serait d’admettre que l’attente s’est révélée inutile, et probablement de façon définitive.

— Le pari des centristes et la suite des choses

     Cela ne signifiait pas, pour autant, que la majorité des médecins ait subitement répudié leurs principes personnels d’inspiration hippocratique. Au contraire, car tel que remarqué, les membres de la majorité eurent également annoncé leur intention de refuser à participer, personnellement, aux pratiques de l’homicide médical.  Pourtant, les médecins furent autant susceptibles aux soulèvements de la marée culturelle, des temps modernes, que le fut n’importe quelle autre classe de personnes. Le vent de la liberté du choix subjectif soufflait chez eux avec autant de force qu’ailleurs. Et beaucoup acceptèrent, ainsi, la notion d’un tel conque « droit de mourir ».

     (Il restait une pierre d’achoppement, cependant, très important celle-ci, dans l’association présumée de ce « droit » avec la profession médicale : il s’entendait souvent poser, par exemple, cette question tant significative : Pourquoi cela en serait-il l’affaire des médecins ? Et pourquoi en effet ! Pourtant, en autant qu’il existait des médecins dont la pratique de l’euthanasie eût été la conséquence d’un choix libre, la bonne conscience des confrères centristes s’est trouvée de nouveau satisfaite. Car selon les termes du nouveau paradigme de justification subjective, beaucoup serait demandé de chacun dans l’accommodation des choix d’autrui. Et encore : l’esprit généreux désire toujours s’avancer dans les compromis, sans même connaitre l’étendue des obligations encourues.)

     Pour ce tiers crucial des voix modérées, donc, le respect des droits de conscience de chaque médecin, fut accepté comme condition suffisante pour permettre à leurs confrères euthanasistes de pratiquer à leur guise ; d’autant plus, qu’ils s’imaginèrent toujours reconfirmés, eux aussi, dans le même droit.

     Vus d’un regard rétrospectif, cependant, je doute très fort que ces esprits tolérants aient pu soupçonner jusqu’à où les emporterait cette concession.

— Une leçon souvent apprise, aussi vite oubliée

    Dans les circonstances décrites, comme à chaque étape des « guerres culturelles » du vingtième siècle (et en dépit de l’expérience limpide de chaque bataille concédée) les esprits du compromis ne semblaient pas comprendre (ou, peut-être, ne voulait pas s’attarder à la compréhension) que l’octroi d’une exception se traduirait inévitablement par une bascule complète dans les normes, et dans ce cas précis, par une transformation totale de la pratique médicale. Ou, pour adopter un vocabulaire stratégique familier à tous : les médecins hippocratiques centristes avaient accepté, peut-être, le sacrifice d’un Tour ; mais jamais, je soumettrais, ne réalisèrent-ils que fut menacée, également, la véritable Reine du jeu, c’est-à-dire : la simple possibilité — pour la majorité des médecins — de pouvoir poursuivre une pratique intégralement hippocratique à l’intérieur du nouveau régime.

     Alors qu’en était-il, enfin, du résultat attendu ? Est-ce que les corporations médicales eussent réussi à tenir parole ? Est-ce que la liberté, de conscience et d’action professionnelle — traditionnellement le droit et la charge de chaque médecin — fut clairement réaffirmée ?

     Très malheureusement, j’en suis désolé de l’affirmer : il n’en était rien.

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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie C : l’euthanasie et la médecine — Section VI : L’avis des médecins — Chapitre : De la manière dont les médecins canadiens furent servis par l’état)

— La proposition gagnante : « Il n’y a rien de mal … »

(Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie C : l’euthanasie et la médecine — Section III : Une société en rupture — Chapitre : Prohibition IV : La perception populaire des évènements, et le nouveau paradigme de permissivité sociale — La proposition gagnante : « Il n’y a rien de mal … »)

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« Le vin est moqueur… » (1663), Jan Steen (1626 -1679) : Un commentaire sur certaines éventualités traitres qui attendent les peu méfiants

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     Mais quel était, au juste, la proposition morale qui sortait, gagnante, de l’épreuve prolongée de la Prohibition ? Personne (ou à peu près), ne pouvait sérieusement prétendre que le fait de boire des intoxicants (au-delà de certaines limites très restreintes), ait pu être une bonne chose, absolument et en principe. Les statistiques sont simplement trop limpides à ce sujet : Ceux qui ne s’adonnent pas à l’usage des stupéfiants (tels l’alcool) rapportent une plus grande satisfaction dans la vie ; forment des relations plus stables ; et jouissent, plus souvent, des conforts matériaux de la prospérité. Bref, ce sont habituellement ces gens qui payent leurs taxes, nourrissent leurs enfants, et meurent paisiblement dans leurs lits.

     Pourtant, cette vérité sociale, longtemps admise, banale dans son évidence – et qui servit de justification objective pour ce qui fut, possiblement, la plus vaste expérience de modification des comportements humains jamais entreprise — fut subitement éclipsée, suite à la défaite de la prohibition (1933), par un slogan, plutôt triste, auquel personne n’y croyait réellement, soit : « Il n’y a rien de mal là-dedans ».

     Or, telle avait été la prétention peu convaincante des « mouillés » dans toute cette période, lancée avec légèreté et à peine défendue, même par ses adhérentes fidèles. Décidément, elle ne masquait que superficiellement une désinvolture totale devant la perception publique de la moralité des faits ; une désinvolture qui fut, à son tour, le reflet d’une volonté résolument subjective. Mais les gagnants auraient toujours raison, n’est-ce pas ? Alors, tout d’un coup, avec la victoire décisive aux dépens des « secs », cette prétention gagna une crédibilité publique inattendue, qui semblait remettre en question tous les consensus, emmènent des préjugés reçus.

     Selon cette version des faits : la boisson n’était pas le fléau social dénoncé par les prohibitionnistes ; au contraire, sa consommation ne serait qu’un petit plaisir traditionnel, d’usage ancestrale, parfaitement bénin.

     De manière possiblement surprenante, par contre, et telle que nous la décrirons dans la suite : force serait de constater que la boisson dans ses formes modernes, ainsi que la facilité actuelle de son abus, se présentent en phénomènes nouveaux, à l’image de la nature, et de l’étendue, des substances psychotropes en générale (des phénomènes, aussi, largement inconnus du passé, au moins quant à la pureté, et à l’échelle de pénétration sociale, que nous les connaissions actuellement).

— L’universalité du gout humain pour l’usage des psychotropes

     Apparemment, toutes les sociétés humaines auraient fait appel aux vertus des substances psychotropes (en autant, seulement, qu’elles en aient eux accès). Et en Occident le psychotrope de choix, depuis toujours, eut été l’alcool. Il peut nous arriver, aussi, de trouver significatif ce fait : que l’usage de l’alcool ne s’est jamais vue condamnée (ou à peu près) qu’aux temps modernes, et de manière plus intense : qu’aux approches du vingtième siècle. Au contraire, des poèmes, des rites, et même des cultes entiers de l’antiquité y furent consacrés. Même que les produits de la distillation se nomme en anglais « spirits » (les esprits) et en français « l’eau de vie ». Pourquoi, alors, remettre en cause cette révérence ancestrale ?

     Simplement, je soumets, parce que le phénomène de consommation des boissons alcoolisées est entièrement diffèrent, de nos jours, à ce qu’il aurait été de par le passé.

— Les limites intrinsèques à l’usage préindustrielle de la boisson

     Pour l’homme ordinaire, avant l’arrivée de la modernité industrielle, les chances de consommer suffisamment de l’alcool pour en souffrir des effets, était, pour être précis sur ce point : assez mince. Il est vrai que l’alcool soit très facile à trouver, car presque tout, en se dégradant, entre en phase de fermentation. Alors nos ancêtres en trouvaient un peu partout : dans les aliments comme le pain, dans le lait, dans les fruits, dans le miel ; et l’habitude de favoriser la fermentation dans des préparations, parfois agréables et parfois nauséabondes, fut universelle.

     Par contre, la bière et le vin n’était pas encore des produits de consommation en vente dans des dépanneurs du coin. Au cours du Moyen Age, par exemple, outre les monastères, les châteaux et les « maisons publiques » qui apparaissaient organiquement dans les villes, toute la production de bière fut strictement domestique, l’affaire de chaque paysan. Et les boissons produites ainsi, ne pouvait l’être qu’en petite quantité — et en très faible teneur d’alcool — périssables après quelques jours à peine : car les moyens techniques, disponibles au paysan-brasseur, furent très limités.

     En particulier, la production et la conservation de la bière (ou du vin) dépendent de contenants.  Mais ces ustensiles, de bois, de terre, ou de peau, étaient habituellement très primitifs, peu étanches (pour contenir un liquide en fermentation pour plusieurs jours), et de petite taille ; tandis qu’un vrai chaudron, en cuivre par exemple, serait un véritable trésor familial.

     De plus, la production de la bière primitive requérait beaucoup de céréale brut (à peu près 1 litre de grain pour 1 litre de bière) tandis que les céréales qui auraient servi à la fermentation, ne pouvaient plus être ni mangées, ni plantées en semence l’année suivante. Ou autrement dit : la consommation domestique de la bière dépendait d’un surplus dans la production agricole, très variable d’une année à l’autre. Alors, fréquemment en dèche face à la nourriture, les paysans du Moyen Age l’auraient été, encore plus souvent, face à la boisson.

     Évidemment, toutes ces circonstances furent autres dans les villes émergentes, là où les artisans salariés pouvaient consommer de la bière produite par d’autres. Et les descriptions de vie urbaine servent souvent pour caractériser la vie médiévale. À notre propos, d’ailleurs, Il serait souvent affirmé que l’eau fut insalubre (en ville) et que ces bons bourgeois, aient pu boire jusqu’à quatre litres de bière par jour, chacun, adulte et enfant (Soit l’équivalent, en volume, de 12 bouteilles de format modern, quoiqu’à taux d’alcool beaucoup moindre). Mais il existe, toujours, plus de documentation sur les mœurs des riches, que sur celles des pauvres. Et en réalité, au quatorzième siècle, les gages totales d’un ouvrier typique n’auraient suffi à peine pour payer ces quatre litres. Une estimation beaucoup plus juste, donc, serait d’un seul litre par jour, équivalent en teneur alcoolique à un demi-litre de bière moderne, et alors, très loin du seuil de l’alcoolisme.

     Pourtant, toute cette discussion, de salaires et de prix, servirait seulement pour annoncer la nature de la vie urbaine à venir (quand les ouvriers pouvaient réellement consommer une boisson de production industriel, bien au-delà des limites de la prudence). Pour l’instant, cependant, nous n’y retrouvons guère un reflet fidèle de la vie d’époque, car à ce moment, environ 90% de la population vivaient toujours sur les terres, des fruits d’une agriculture de subsistance.

     Or, au taux d’un litre de bière maigre par tête, et par jour, un ménage de six personnes ne consommerait pas moins de quarante litres à chaque semaine.

     Il serait très difficile, je soumets, de brasser à ce rythme dans les conditions décrites. Est-ce vraiment possible après tout (outre les fantasmes romantiques de la vie médiévale) ? de penser que des paysans préindustriels — vivant déjà dans un état de précarité alimentaire — aient pu produire, à domicile : au-dessus de 2,000 litres de bière par année ; tirés, en volume équivalent, des maigres réserves de céréale réservées pour la semence de l’année prochaine ; brassés et entreposés dans des contenants primitifs de volume modestes ? dans une routine de production qui recommence à tous les quatre jours ? Vivant à six (ou plus) dans une hutte minuscule ?

     Dans un mot : Non. Ce ne fut pas possible.

     Pour les gens ordinaires du monde d’antan, alors, l’alcoolisme fut largement une impossibilité pratique. Et encore, car même les rois grecs, dépeint par Homer, avait l’habitude (voir la nécessité) de diluer leur vin avec de l’eau (une pratique qui continuait, tout au long du Moyen Âge, avec une proportion de quatre, ou même de cinq mesures d’eau, pour une seule mesure de vin, ce qui résulta dans une boisson aussi faible que la bière maigre décrite ci-haut).

     Est-ce possible que ces gens parvenaient à produire assez d’alcool pour s’enivrer périodiquement, selon le rythme des travaux et des récoltes ?  Bien sûr, cela ce pouvait : mais moins souvent, et avec moins d’abandon que nos imaginations modernes peuvent nous le suggérer.  Et en lisant les descriptions contemporaines de populations entières en état d’intoxication, à l’occasion des bacchanales (au sud), et de l’Oktoberfeste (au nord), faudrait-il toujours s’en rappeler que cela se pouvaient, uniquement en saison, et uniquement dans les années de surplus suffisamment forts pour permettre de telles extravagances.

     Surtout, il ne faudrait pas confondre la déchéance aristocratique des Douze Jours de Noel, avec l’expérience des paysans, qui se présentèrent, eux, en chantant, à l’extérieur des châteaux, dans l’espoir de quêter une bouchée de nourriture, ou une goutte de bon vin, bière, cidre, ou hydromel.

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« Los Borrachos » (Les buveurs) 1628, Diego Velazquez (1599–1660). Museo del Prado, Madrid : Typiquement, les gens buvaient à chaque occasion qui se présentait, mais rares furent ceux qui buvaient à leur soif.

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— Une protection naturelle contre l’abus du plaisir

     Il existe un proverbe, plus récent, qui dit à ce sujet : « Même quand il n’y en a plus, il y en a encore ! ». Car telle serait l’abondance de notre monde moderne.

     Mais au contraire, de par le passé, quand tous les pots furent vidés : il n’en restait vraiment plus. Du tout.

     Et voilà qui explique l’enthousiasme exalté qui ressort des textes anciens à l’égard de la boisson. Car il semblerait que le bon peuple, jadis, n’en trouvait jamais assez pour s’en regretter ; qu’il profita, sans retenu, de chaque occasion qui ait pu se présenter pour boire (ou au moins pour gouter) aux préparations alcoolisées ; et qu’il ait pu faire cela, en toute franchise, sans encourir les mêmes risques qui guettent l’homme moderne.

     (Quoique des morts en demandent toujours des morts, la jalousie en demande sa revanche, et le souvenir de l’injure perdure, longtemps, aux profondeurs de l’esprit offensé …).

      Or, si les dangers immédiats de l’alcool — les disputes violentes, les copulations illicites, les chutes désastreuses, et autres accidents divers — sévissaient, sans doute, à ces occasions : toujours est-il, qu’ils sévissaient, aussi, uniquement au cours de celles-ci. Et à tout le moins (mais très heureusement) : il semblerait que l’homme type des siècles prémodernes fut largement épargné des fléaux de l’alcoolisme proprement dit.

— L’inévitable exigence, du choix personnel

     Notre leçon, ici, en est une de changement, matériel, dans la vie des gens. Il n’existe, donc, que peu de comparaison, entre les contraintes du passé et l’accès illimité auquel nous nous exposons aujourd’hui – partout, et à très bas prix : aux bières ; aux vins ; aux boissons distillées. Et perçue de cette perspective, la Prohibition, elle-même, n’apparait plus comme une innovation radicale, capricieusement inventée pour bousculer les comportements ancestraux, mais plutôt : comme une tentative ponctuelle, d’affronter un danger nouveau ; un danger qui ait surgit seulement de la transition moderne.

     Voilà, enfin, une dynamique similaire à celle qui régit nos gouts inassouvis pour le sel et le sucre : ce sont des bonnes choses, mais assez rares dans la nature. Or, afin que nous ne perdrions jamais l’occasion de nous en profiter, l’évolution se serait chargée, aussi, de nous en léguer un très fort gout. Pourtant, de nos jours, le sel et le sucre se trouvent partout. Le danger en vient, alors, non de la privation, mais bien de son contraire : que le diabète (ou l’hypertension) en accompagne un recours excessif ; et surtout : que ces dangers soient contrôlables (ou non), uniquement en fonction de décisions volontaires.

     Et ainsi serait-il avec l’alcool également : quand nous n’avons nul besoin (pour boire) d’entretenir personnellement la fermentation domiciliaire de petits chaudrons plein de substances suspectes en décomposition ; quand (au contraire) chaque coin de rue abrite un débit de boisson commercial ; quand chaque épicerie vend du vin ; quand le gouvernement, lui-même, s’en charge de vendre le « fort », et de nous en faire la promotion.

     « Rien de mal ». En effet.

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Le site, possiblement, d’une brasserie préhistorique veille de 13,000 ans : la grotte de Raqefet, en Israël. Des mortiers de 40 à 60 centimètres de profondeur, furent creusés dans la roche poreuse pour contenir des céréales en fermentation. En furent produites, ainsi, de petites quantités d’une sorte de soupe épaisse à faible teneur d’alcool. De toute évidence, ce n’était pas la volonté qui manquait !

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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie C (T1-C) : l’euthanasie et la médecine — Section III : Une société en rupture — Chapitre : Prohibition IV : La perception populaire des évènements, et le nouveau paradigme de permissivité sociale — L’ethos du nomade et du noble)