— L’école résidentielle dans son apogée au dix-neuvième siècle

(Tome Deuxième : Sous l’ombre de l’euthanasie — Partie C : L’euthanasie et l’idéologie — Section II : Une description des sources idéologiques de l’euthanasie en Occident — Chapitre : Un aperçu du climat social dans lequel furent accueillies les nouvelles théories, moralement ambiguës, du matérialisme et de l’évolution : de la Mer au banc d’école — L’école résidentielle dans son apogée au dix-neuvième siècle)

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(Le « Cogneur » tombe lourdement pour la troisième fois)

« Tom Brown – Scènes de la vie de collège en Angleterre » (Tom Brown’s School Days, 1857) est un roman semi-autobiographique (et fortement idéalisé) de la vie scolaire de Thomas Hughes (1822 – 1896).

Le climax du livre concerne le récit d’un combat entre Tom et un rival du même âge, qui attire l’attention de toute l’école et qui se produise, donc : sur le terrain habituellement employé à cette fin ; sous la gérance des garçons plus vieux ; avec seconds, arbitre, chrono, et paris pris.

Tous les combats, bien sûr, étaient strictement défendus, mais tout le monde s’attendait à ce que cette règle soit appliquée avec « discernement ». Dans le cas échéant, le Maitre en chef (le vénérable « Docteur »), patientait au-delà de trente minutes (c’est à dire, pendant plusieurs rondes) avant d’apparaitre pour rétablir la paix.

Plus tard, L’auteur, Thomas Hughes, avocat et Membre de Parlement, acheta (1880) une propriété en Amérique (Rugby, Tennessee) où il fonda, sans grand succès, une colonie utopique à l’intention des fils cadets de l’aristocratie Anglaise.

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    Dans ces lieux iconiques, et tant typiques de l’époque (dont le souvenir se perpétue, au Canada, surtout grâce aux controverses entourant les dernières écoles résidentielles mises sur pied dans l’espoir d’assimiler la jeunesse autochtone) la transformation de l’enfance privilégié au statut endurci de cadre impérial — militaire, administratif ou commercial — se pratiquait par deux volets complémentaires.

     En premier, il y avait l’application libérale du châtiment corporel par les « maitres » (au point de constituer, objectivement, un régime sadique). Mais deuxièmement, et possiblement bien plus important, il y avait une affirmation de dominance, et de capacité naturelle, à l’avantage des individus les plus robustes,  réalisée librement dans une société parallèle qui fut très largement auto-structurée parmi les garçons eux-mêmes : dans une communauté stricte d’honneur et de silence qui excluait soigneusement tout recours aux maitres ; loin de toute intercession possible de l’influence familiale ; avec toute la cruauté, et avec toute la noblesse, que nous pouvions voir exposées dans certains ouvrages consacrés à ce sujet, dont  « Sa majesté des mouches » (Lord of the Flies), 1954, de William Golding (1911 – 1993).

     Or, en parallèle avec l’émergence des personnalités dominantes, cette méthode procédait, également, avec la destruction équivalente des plus faibles, selon un schéma délibérément « purificateur » du corps social restant.

— Au-delà de l’idéalisation complaisante (et du pathos romanesque) : un regard prosaïque du « scientifique » Thomas Huxley

     L’œuvre de Charles Dickens (1812 – 1870) nous fournit de nombreux exemples, pathétiques, de la vie d’école évoquée ci-haut ; mais pour échapper aux charges de romantisme fictionnalisé (et pour illustrer ces faits encore plus fidèlement dans les mots d’un illustre participant dans cette phase charnière de la transformation industrielle), j’inclus ici un court extrait des mémoires de Thomas Henry Huxley (1825 – 1895), Président de la Société Royale, et qui fut considéré, à l’époque, comme le plus grand enseignant et champion littéraire de la science moderne :

     « La période de mon éducation régulière fut des plus brefs, et peut-être heureusement, car même si mes habitudes de vie m’ont rendu familier avec tous les types et conditions humains, des plus hauts aux plus bas, j’affirme délibérément (nos italiques) que la société dans laquelle je me suis trouvé, à l’école, fut la pire que je n’aie jamais connu. »

     « Nous les garçons, nous étions des jeunes bien ordinaires, avec des capacités inhérentes de bien et de mal semblables à tous les autres ; mais les personnes placées en autorité au-dessus de nous se préoccupaient autant de notre bien, intellectuel et moral, que s’il s’était agi d’agriculteurs, éleveurs de bébés. »

     « Nous nous trouvions abandonnés à l’opération de la lutte pour la survie — entre nous-mêmes — et le harcèlement acharné (« bullying ») fut la moindre des mauvaises pratiques courantes parmi nous »

     Ce texte, je soumets, serait déjà assez dérangeant sans autre commentaire, en ce qui concerne cette caractérisation de la société à l’école privilégiée, comme étant « la pire … jamais rencontrée », et encore que l’auteur nous signale cette déclaration comme étant « délibérément affirmée » ! Mais il faudrait, en plus (pour comprendre pleinement l’intention de ces paroles) se rappeler des sentiments exprimés, plus haut, par MM. Woolman et Churchill au sujet de la vie marine : car Thomas Huxley avait été, lui aussi, intimément et longtemps habitué au régime de vie brutal, tant déploré sur la mer, et surtout, dans les navires de guerre de sa Majesté — là où Huxley avait lui-même servi (1846 -1850) comme chirurgien naval !

— L’intelligence moderne qui se révolte face aux réalités passées

     Se serait possiblement difficile pour le lecteur contemporain d’admettre un contexte dans lequel l’opération ouverte de la cruauté ait pu être considérée, sinon en vertu positive, au moins comme une nécessité bénéfique dans l’éducation de la jeunesse ; et encore moins un système complet d’écoles pour garçons (non gratis comme de nos jours, mais où les familles payaient chèrement le privilège d’y faire éduquer leurs fils) ; des écoles, enfin, où la nourriture fut à peine mangeable, où les marques de châtiment étaient partout évidentes sur les corps des élèves, et où ce qu’on appelle aujourd’hui le bullying des faibles, était non seulement toléré par les adultes, mais où les maîtres eux-mêmes y prenaient les devants, et menaient par l’exemple.

      Ce fut, pourtant, réellement ainsi.  Car sous l’influence des forces culturelles décrites dans les derniers chapitres, la suppression de la faiblesse (incluant par nécessité la marginalisation et l’exclusion des individus faibles eux-mêmes) semblait, dans l’esprit sincère de ces maitres « modernes », faire partie intégrale de leur mission centrale dans la formation de la jeunesse. Telle fut (d’après la perception « réaliste » de l’époque) la vraie vie ; telle fut la nature véritable de la société ; et telles étaient les qualités (selon la meilleure compréhension pédagogique) qu’il fallait développer chez la jeunesse, pour en diriger le bon fonctionnement.

     Voilà donc, dans quel contexte (et avec quel à-propos) fut arrivée, en premier, la théorie de l’évolution, avec son interprétation populaire inévitable (c’est à dire, la survie du plus fort) principe explicitement identifié par Thomas Huxley, dans sa description de la vie des écoliers. 

— Un rappel des contraintes, et des ressources, héritées du passé

     Il serait important, pourtant, de rappeler nos conclusions précédentes, en assurant le lecteur que ces paragraphes ne doivent contenir aucune suggestion que la doctrine matérialiste (et son pendant évolutionnaire), sont les causes des comportements inhumains catalogués à cette époque. Au contraire, cette cruauté semble proprement endémique à notre espèce. Même le régime de violence imputé à l’école résidentielle avait clairement ses racines dans un paradigme précédent d’éducation, assez féroce, chez les chevaliers de la féodalité et même parmi les guerriers de la préhistoire. Surtout, la pauvreté et la misère extrême, ces balises jusqu’alors constantes de l’organisation sociale, avait toujours été inévitables – que l’on le veuille ou non – grâce aux limitations techniques intraitables. Alors, tant que nous pouvions accabler nos aïeux de charges d’inhumanité les uns envers les autres, il faudrait avouer lucidement que très peu ne pouvait réellement être fait en proportion à l’importance du besoin, et ce, jusqu’à l’arrivée de la méthode scientifique (dans le seizième siècle), suivi de la révolution technologique de l’industrialisation (au dix-neuvième).

     Et pour souligner d’avantage le fait que ce problème d’indifférence (devant la souffrance d’autrui), en était — au moins jusqu’alors – plutôt un de moyens, que de volonté : rappelons-nous de la dominance des croyances Chrétiennes, à peu près universellement partagées au sujet des devoirs de charité auprès des démunies.

— Une aspiration humanitaire ancienne, dont les réalisations s’élargissaient grâce aux ressources nouvelles

     Auparavant, pour répéter cette vérité tant significative, la société humaine avait été conçue dans une vision spirituelle de l’univers. Et, en Occident, cette vision s’était toujours exprimée, au cours de l’ère Chrétienne, par un désir collectif d’harmonie qui se fût acheminé, socialement, vers un ethos de plus en plus charitable, et protecteur, à l’égard de l’autre.

      Il y avait, ainsi, déjà en développement aux débuts de l’ère industriel, un programme social d’amélioration scientifique qui était solidement greffé sur les motivations, et sur les ambitions, du paradigme spirituel. Et ce programme se développa constamment en proportion avec la prospérité ambiante.  Malheureusement, cependant, en évaluant cette ébauche, nous avons trop souvent tendance (de notre supériorité de perspective relative), de ne créditer que les pires récits Dickensiens des « Maisons des pauvres » des « Maisons de travail » des « Orphelinats municipaux » des « Maisons pour filles-mères » ou des « Écoles de correction ».

      Certes, la vie y était extrêmement dure, et le potentiel d’abus à l’égard de la vulnérabilité absolu y était omniprésent et absolu, aussi, à son tour. Mais Il faudrait s’en souvenir, pourtant, des vrais alternatifs disponibles — non dans les idéalisations de notre opulence relative, mais à l’époque.  Et surtout, faudrait-il toujours comparer la cruauté et l’abus, indéniablement subis par les habitants des institutions de secours, avec le vécu des personnes équivalentes au cours des siècles directement précédents — où la vie indigente mourra, très communément, de faim, à peine ou aucunement vêtue, dans la rue, à la vue de tous.

     En réalité, donc, au dix-neuvième siècle, les doctrines humanitaires traditionnelles (appuyées par une prospérité qui se démarquait progressivement de toute vie humaine préalable), s’affirmaient dans la création d’une nouvelle réponse collective devant la souffrance.  Et cette réponse prenait la forme d’institutions humanitaires publiques (dans les zones Protestant, ou laïcisées) et d’une expansion des institutions d’Église, sous financement étatique (dans les zones Catholiques survivantes, comme le Québec).

     Or, n’en déplaise aux critiques, ces initiatives représentaient un progrès humanitaire certain, et notre tendance de nous en moquer des ébauches imparfaites procèdent, à mon avis, d’une attitude de suffisance très peu méritée. Car aussi facile et naturel que puisse être (pour prendre cet exemple) l’emportement scandalisé ressenti devant  la barbarie des récits d’abus pratiqués à l’égard des célèbres « Enfants de Duplessis » (la dernière génération d’orphelins Québécois regroupée dans des institutions Catholiques, sous l’intendance du Premier Ministre Maurice Le Noblet Duplessis, 1890 – 1959), encore bien plus difficile serait la représentation objective du sort réservé, jadis, pour de tels êtres à l’extérieur de ces asiles austères. Où pour poser franchement la question : Que c’est qu’ils auraient bien pu faire de mieux, ces gens — nos ancêtres — avec les moyens dont ils disposaient ?

     En clair, la nouvelle prospérité avait lancé une mode d’auto-critique véhiculée avec ardeur par plusieurs des écrivains les plus populaires de la période proto-industrielle (tels Hugo et Dickens) ; mode qui exprimait un désir général d’améliorer les conditions de la vie, et d’en humaniser les rapports. Surtout, cette tendance trouvait écho, avec de plus en plus d’urgence et d’effet dans la place publique, où elle en faisait presque consensus face aux intentions. Car, outre l’apport inestimable des nouvelles ressources matérielles, ce mouvement s’appuyait aussi (tel que noté) sur une tradition universelle de croyances philosophiques et religieuses multimillénaires ; exhortant à l’amour du prochain ; fondée dans une interprétation spirituelle de l’univers.

     Or, pour le meilleur, ou pour le pire : les démonstrations empiriques des matérialistes semblaient invalider, complétement, ce cadre conceptuel.

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Thomas Henry Huxley 1825 -1895.

Huxley fut célèbre pour son intransigeance devant l’observation et la logique. Il ne recula jamais devant une conclusion, aussi désagréable soit-elle, du moment que cette conclusion semblait fermement soutenue par « la science ».


Un exemple important concernait son adoption radicale de la thèse matérialiste, y incluse l’hypothèse d’un strict déterminisme mécanique, ainsi qu’un statut impotent pour la conscience (comprise seulement en « épiphénomène » fantôme, sans influence sur le déroulement mécanique de l’Univers).


En conséquence, il se trouva, aussi, l’un des promoteurs des plus vocaux et des plus influents de la théorie évolutionnaire, se méritant, de ce fait, le sobriquet de « bouledogue de Darwin ». Il n’épousait pas, par contre, la doctrine brutale de la « sélection naturelle » car il n’exista, selon lui, aucune observation pour la soutenir.


Épousant, également, une position d’extrême subtilité face à la question spirituelle, Thomas Huxley inventa le terme « agnosticisme » pour signifier un refus de créditer la réalité de phénomènes qui ne pouvait être démontré ; sans jamais dépasser, pour autant, les certitudes de l’expérience. À la différence des Athées, alors, Huxley (Agnostique) refusait ni d’affirmer, ni de nier, l’existence de Dieu, ni de trancher tout autre problème dite « métaphysique » (dont celui de la morale universelle).

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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Deuxième : Sous l’ombre de l’euthanasie — Partie C : L’euthanasie et l’idéologie — Section II : Une description des sources idéologiques de l’euthanasie en Occident — Chapitre : Un aperçu du climat social dans lequel furent accueillies les nouvelles théories, moralement ambiguës, du matérialisme et de l’évolution : de la Mer au banc d’école — Comme un massif rocher obstruant un cours d’eau, les implications de la théorie Matérialiste tombèrent à travers le chemin de la Civilisation)

— Les bienfaits du modèle de droit subjectif, pour la médecine, et pour les médecins

(Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie B : l’euthanasie et la clientèle — Section II : la morale et la loi — Sous-Section II c) : Quelle morale choisir ? — Chapitre : Une comparaison des avantages d’un droit de mourir universel, versus ceux du régime actuel d’exceptions médicales à l’interdit — Les bienfaits, du modèle de droit subjectif, pour la médecine, et pour les médecins)

     Beaucoup sera dit à ce sujet dans la suite de ce livre. Au plus simple, cependant : sous un régime de droit de mourir universel, l’industrie médicale, et les professions médicales, pourrait être libérées de toute connexion avec le suicide assisté, voir l’euthanasie.

     Et si, toujours, le contexte historique rendait le lien médical effectivement inévitable dans l’immédiat, un grand bénéfice, palliatif des torts appréhendés, pourrait quand-même être réalisé en favorisant un cloisonnement organique, à l’intérieur de la profession, qui puisse garder l’euthanasie rigoureusement à l’écart de la médecine typique, de sorte que soient minimisés les inconvénients résultant d’un côtoiement illogique des deux pratiques, parmi les mêmes personnes et dans les mêmes lieux.

— Les bienfaits du modèle de droit subjectif, face à la morale publique

     Au niveau social, la liberté subjective permet la satisfaction de désirs minoritaires, sans obliger la collectivité à soutenir la moralité, objective, de ceux-ci. De la même manière, alors, que la société puisse permettre la consommation de l’alcool, sans tenter de défendre le phénomène en soi, la collectivité pourrait, aussi, permettre le suicide assisté sans le cautionner.

     Il serait difficile, je crois, de surestimer le bénéfice potentiel d’une telle distinction présentée avec clarté, car, malgré la dominance actuelle des notions d’éthique plurielles – contextuelles et relatives – l’esprit humain cherche toujours, tout naturellement, à y discerner des absolus.

     Comme nous avons constaté : la définition de critères objectifs d’exception encourage la conclusion malheureuse que ces exceptions – ce qui veut dire dans notre discussion, ces suicides – soient « biens ». Cette conclusion n’est pas, peut-être, strictement inévitable au point de vue logique, mais dans la pratique — parmi les gens tels qu’ils le sont — je n’hésite pas à la stipuler comme pragmatiquement inévitable.

     Sur le terrain du réel, par exemple, Il me semblerait très difficile (voir impossible) d’imaginer une situation où nos décideurs pouvaient officiellement mandater des protocoles mortels — selon des critères d’admissibilité objectifs et réalisés par la main de l’État — sans être éventuellement contraints à défendre la moralité, inhérente, des gestes posés. Or, telle conclusion se porte en faux face aux convictions intimes d’une très large partie de la population qui se sent trahie de ce fait — ignorée, abandonnée même — par le pouvoir social.

     Par contre, le simple respect d’un droit — d’un choix subjectif et arbitraire — sans compromettre l’État dans la satisfaction de sa réalisation, n’engagent en rien la collectivité dans le cautionnement du bien-fondé moral de ce choix. Et telle, décidément, est la nature essentielle de la liberté : car celui qui possèdent un choix véritable, en assume, seul, la responsabilité morale de ses gestes.

     Malheureusement, cependant, apparemment pour satisfaire aux instincts universalistes de la moralité publique (et possiblement, aussi, pour en maximiser la pratique), nos décideurs se sont obstinés à chercher une justification objective pour le suicide assisté et l’euthanasie. Or, pour résoudre les difficultés et les incohérences qui sont clairement inséparables d’une telle démarche, ces messieurs-dames auraient tenté de remettre le tout sous la responsabilité neutre de l’autorité médicale.

— Une tentative fâcheuse d’instrumentalisation de l’autorité scientifique, qui dissimule mal la main de l’État

     Dans notre société contemporaine, une présomption aussi fausse que facile a pu souvent trouver crédence : que l’éthique scientifique (médicale) puisse transcender la morale ordinaire ; et que les préjugés personnels qui colorient toujours cette dernière, en seraient chassés par la pureté de l’objectivisme.

     Mais quel désastre, alors — et quelle trahison — que de constater que l’éthique médicale (cette morale issue d’une autorité imputée supérieure) ne se soit révélée, dans cette occurrence précise, qu’une construction politique de circonstance, improvisée dans les délibérations des juges et des législateurs !

     Superficiellement, toujours, le but visé par le pouvoir fut atteint : car très évidemment, si la mise à mort était définie en soin médical scientifiquement indiqué (grâce à des critères objectifs), il serait impossible pour les corporations de médecins d’éviter l’obligation de soutenir sa moralité (une leçon ironiquement soulignée par le fait que l’Association Médicale Canadienne défend maintenant la moralité de l’euthanasie, à l’étranger — notamment devant l’Association Médicale Mondiale ; et cela, en dépit du fait que la grande majorité de ses membres s’opposait, encore, toute dernièrement, à sa décriminalisation !).

     Plus sérieusement, pourtant, faut-il se demander : de quelle autorité fut-elle dérivée, cette déclaration de « bien » médicale ? Est-ce que ce fut, par exemple, grâce à la poursuite d’un processus organique de questionnement rigoureux au sein d’une communauté médicale, jouissant, jusqu’alors, d’une indépendance professionnelle presque complete ? Est-ce que ce fut une conséquence de l’évolution libre de l’éthique médicale (qui se soit articulée, parmi ses adeptes, jadis, avec une parfaite autonomie depuis plus de deux milles ans) ?

     Mais, horrible malheur que non ! Car au Canada, l’industrie médicale prend la forme d’un service, monopole public, où l’État agit en mandataire unique, seule source de capital, et seule source d’emploi. Or, dans cette circonstance tant extraordinaire, où la légalisation de l’euthanasie signifia un changement si radical dans la tradition médicale, l’État, forte de sa puissance structurelle et économique, se permit de prétendre pouvoir définir la nature des soins médicaux par voie législative !

     Alors, derrière cette façade d’autorité scientifique, (utilisée malencontreusement pour justifier ce changement tant significatif de la morale traditionnelle), il ne se trouva, à la fin, qu’un décret d’état ! Et c’est ainsi que le pouvoir politique contextuel, ait fait fie aussi bien de l’éthique médicale, que de la morale commune. Et face à l’opération fourbe de cet engrenage de justifications ad hoc, il serait difficile d’éviter la triste conclusion : 1 ) que l’éthique médicale au Canada ne soit devenue à peu près n’importe quoi qu’en inventerait l’État et 2) (puisque cet État aurait si impudemment instrumentalisé l’éthique médicale à cette fin) que toute discussion plus générale de la moralité sociale, en soit éventuellement compromise.

     Or, il y aurait des inconvénients, très certains, dans une vie de société où il existe une perception populaire voulant que le bien et le mal puissent être proclamés, changés – révisés — selon les caprices de la politique ponctuelle.

— Une fausse vision de l’homme — sujet passif de l’autorité — qui soit content de « se faire dire »

     Naturellement, la psyché humaine ne fonctionne pas ainsi. Le bien et le mal sont des notions très sérieusement soutenues par l’homme (ou la femme) type. Bien sûr, nous ne nous accordons pas toujours sur la nature de ceux-ci, mais nous tenons ferme, du moins intuitivement, à créditer leur réalité. Nous avons des croyances ; nous avons des convictions ; et surtout, de générations innombrables de penseurs (et de gens ordinaires) se sont trouvées — parfois sur l’échafaud et parfois sur le champ de bataille — dans la défense sincère de leurs interprétations de ces idées.

     Ou, pour présenter la chose sous un aspect moins dramatique : nous avons des opinions ; et cela nous importe. Alors, même dans la poursuite des projets de manipulation sociale les plus audacieux, il serait une erreur percutante de croire que la population puisse consentir, docilement, à se lever à tous les matins pour apprendre passivement à partir des nouvelles de télévision, ou de journal, comment la nature du bien et du mal eut changé pendant la nuit ! Une docilité semblable nous rappellerait, d’emblée, l’abrutissement des populations assujetties de force aux caprices autoritaires, et ne seraient aucunement compatible avec les idéaux contemporains, d’une société démocratique et plurielle.

     Tel, enfin, serait le génie et l’utilité des théories modernes d’une moralité officiellement plurielle et indéterminée : car selon ce paradigme, la collectivité peut (sous la pression de la nécessité pratique) permettre des comportements divers sans pour autant se voir obligée à les cautionner ; et en conséquence, le citoyen, individuellement, peut aussi trouver la générosité de tolérer, chez son voisin, ce qu’il ne pourrait jamais accepter en lui-même, ni en principe générale.

     Dans le cas présent de l’euthanasie, l’État a clairement outrepassé les limites légitimes de sa fonction législative, qui ait dû se contenter (logiquement) de la seule décriminalisation de cette pratique. Car d’avoir présumé de statuer sur la légitimité morale de l’euthanasie, c’est à dire de l’avoir proclamé en bien : ce fut un pas de trop.

— Nous expliquer l’euthanasie devant nous-mêmes, et devant nos enfants

     Aussi, pour présenter cette distinction d’une manière encore plus saisissante, considérons les différences qui se manifestent dans les explications que nous nous devions de fournir auprès de nos enfants, selon la nature du modèle législatif qui ait été retenu : car devant une loi qui cautionne des exceptions à l’interdit, justifiées en fonction de critères objectifs, nous nous trouvons, malheureusement, contrainte à les enseigner que le suicide soit un geste approprié (bien) dans telle ou telle circonstance prescrite, et de plus – devant la médicalisation du suicide au sein d’un régime de santé publique comme le nôtre — que nous avions aussi le devoir, collectivement,  de fournir une assistance à la réalisation de ces suicides ; mais devant un régime de droit subjectivement arbitraire, par contre, nous aurions pu apprendre plutôt, aux jeunes esprits en devenir, que le respect dans la différence nous enjoindrait seulement le respect envers la volonté d’autrui, patient ou médecin — même si nous croyions personnellement que le suicide soit un mal en soi — et cela sans obligation, ni d’approuver, ni de faciliter, les gestes qui puissent en découler.

      Car à partir d’un système de morale objective, nous n’avons, collectivement, que deux choix manichéens : soit de proscrire et de supprimer ; soit de cautionner et de promouvoir. Dans les deux cas il y aurait présomption de contrainte à l’égard des dissidents ; d’une façon comme de l’autre un nombre important de personnes se sentiraient brimées dans leur exercice de la conscience libre ; et il y aurait certitude, par conséquent, de conflit âpre entre deux groupes antagonistes (avec des résultats possiblement très désagréables).

     Mais sous un modèle de morale subjective, au contraire, la possibilité existerait, pour l’une de ces factions opposées – sans, pour autant, se voir contrainte à compromettre ses convictions intimes — d’acquiescer dans une simple permission, aux autres, pour la satisfaction autonome de leurs désirs.

    La différence est, donc, considérable.

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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie B : l’euthanasie et la clientèle — Section II : la morale et la loi — Sous-Section II c): Quelle morale choisir ? — Chapitre : Une comparaison des avantages d’un droit de mourir universel, versus ceux du régime actuel d’exceptions médicales à l’interdit — Les bienfaits du modèle législatif de droit universel à justification subjective, pour les handicapés, pour les mourants, et pour les malades chroniques)

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— Un cinéma de la mort volontaire, proposée en affirmation ultime de la liberté personnelle : « Whose Life is it Anyway » (1981)

(Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie B : l’euthanasie et la clientèle — Section III : La « Pente Glissante » — Chapitre : Le suicide assisté et le paysage social après Rodriguez — Un cinéma de la mort volontaire, proposée en affirmation ultime de la liberté personnelle : « Whose Life is it Anyway » (1981))

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« Whose Life Is It Anyway? » (MGM, 1981). Richard Dreyfus dans le rôle d’un quadriplégique suicidaire.

Pourquoi un homme, si beau, si talentueux, si engageant, voulait-il mourir suite à des blessures que la grande majorité des gens parviennent à assimiler ?


La clé pour comprendre ce mystère intriguant demeure dans le fait qu’il s’agit, au fond, d’un œuvre de fiction dont les seules balises se trouvent dans le caprice de l’auteur. Le message idéologique du film exigeait l’existence d’un tel personnage ; et le britannique Brian Clark le fabriqua en conséquence.

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      Des 1972, un télé-drame de Brian Clark (1932 -) est apparu intitulé « Whose Life is it Anyway » (À qui, donc, appartient-elle cette vie ?), une pièce subséquemment montée pour la scène (Londres 1978, Broadway 1979), et finalement produite en film Hollywoodien, ayant comme vedette le comédien humoristique Richard Dreyfuss (1947-). Or, « Whose Life is it Anyway »  (étant à bien d’égards une répétition imaginaire, et même un plan technique proposé pour la poursuite de causes à venir) est un ouvrage qui présente les arguments classiques du droit de mourir, tels qu’ils furent muris, en Grande Bretagne, au sein de la Société d’euthanasie volontaire (fondée 1935).

     Cette société, pour rappeler des faits aujourd’hui quelque peu oubliés, sortait elle-même d’une tradition plus franchement utilitaire, de l’euthanasie et de l’eugénique, qui était populaire en Amérique et en Angleterre au début du vingtième siècle, mais qui fut largement abandonnée, ensuite, devant l’exemple des débordements inhumains de la Première Guerre. Sa fondation, d’ailleurs, ne faisait que souligner l’ascendance réaffirmée dont jouissait de telles notions « réalistes », en 1935, dans l’enthousiasme général qui accompagnait la montée du Troisième Reich Allemande. Et subséquent à la défaite de celle-ci, en 1945, (et suite à la déconfiture, au sein des pays vainqueurs, de la vision éthique qui soutenait le nazisme et le bolchevisme) la Société d’euthanasie volontaire entra dans un période difficile, de division et de marginalité, qui dura presque trente ans.

     Ayant temporairement répudié, en conséquence, l’idée plus direct de l’euthanasie, la Société s’est lancée dans la question plus modeste du droit au patient de se retirer volontairement des « soins » nécessaires au soutien de la vie, c’est à dire : non de se faire tuer, mais seulement de se laisser mourir. L’apparition originale de « Whose Life is it Anyway ? » (1972) refléta, donc, la première sortie culturelle d’une nouvelle distillation idéologique autour de la liberté personnelle, qui évolua tranquillement par des étapes logiques vers la possibilité de se faire assister dans l’acte de suicide, et ultimement, de mourir passivement par « l’assistance médicale ».

La Société elle-même s’est rééditée (2006), avec le nouveau nom « Dying with Dignity » (Mourir dans la dignité), et sous la devise « Votre vie, Votre choix ». Toujours infructueuse dans ses tentatives de légaliser l’euthanasie dans son pays d’origine, elle a tout de même joué d’une influence importante ailleurs, en Europe et en Amérique.

— Une opposition personnelle au film des MM. Clark et Dreyfuss

     Par coïncidence, « Whose Life Is It Anyway? » est apparu seulement deux ans après que je me suis trouvé, personnellement, dans une situation très semblable à celle du protagoniste. De la même manière, alors, que je me sentais rebuté, dix ans plus tard, par les sentiments de Sue Rodriguez (face à sa maternité), je m’offusquais, de manière toute aussi intense et intime devant les prétentions de l’auteur de cette pièce (validé par le jeu sympathique de l’acteur), que la vie paralysée ne mérite pas de vivre. En fait, les mots me manquent, toujours, pour décrire la colère que je ressentais à l’idée que cet auteur prétentieux ait pu s’offrir la fantaisie suffisante d’insinuer ses préjugés, mal informés, dans l’environnement informationnelle des personnes, comme moi, qui se trouvaient véritablement aux prises avec cette réalité accablante ! Comment, enfin, si peu redouter l’assaut psychologique imposé sur des personnes réellement atteintes de ces malheurs, dans leur moment de faiblesse existentielle ?

     Surtout, j’étais outré par la présentation du caractère principal comme un homme resplendissant de vie, possédant une morale et un sens d’humeur inébranlables — un idéel digne d’émulation par l’homme ordinaire — mais qui fut, tout de même, inexplicablement orienté vers la mort. Pourquoi ? Comment expliquer cette discordance, importante, entre la légèreté avec laquelle ce héros semblait accueillir ses blessures catastrophiques, et l’urgence avec laquelle l’auteur (véritable maitre d’œuvre) lui eut déterminé d’exprimer son désir mortel ? Car s’il fut capable d’assimiler sa novelle condition avec tant de sérénité, pourquoi, à la fin, voudrait-il si ardemment disparaitre ? Décidemment, ce comportement imaginaire se trouve en contradiction avec le caractère lui-même, mais aussi (et peut-être plus pertinemment) aux antipodes de la réalité observée.

— Un portrait plus fidèle au vécu

     Typiquement, les grands blessés partent avec un désir instinctif de survit, et s’ensuit une lutte entre leurs capacités d’assimilation positives, et les séquelles psychologiques, profondément déroutantes, d’une condition que je prétendrais inconcevable (à l’image du deuil ou de l’enfantement), sans expérience directement vécue. Au plus simple, alors, les grands blessés souffrent énormément des pertes spécifiques, mais ils parviennent néanmoins (typiquement), à passer outre, dans une découverte approfondie de l’étendue illimitée de ce mystère qui soit la vie consciente.

     En chiffres crus : les personnes qui subissent des blessures médullaires (à l’image de celles évoquées par Brian Clark) se trouve à risque élevé de suicide au cours des cinq premières années suivant la blessure. Pendant cette période 1 % de ces personnes se donneront la mort (ce qui représente vingt fois la probabilité normale). Cependant, il n’en demeure pas moins que 99% se réconcilieront à la vie.

     Décidemment, Il se transmet, ainsi, une fausse représentation de la réaction typique des grands blessés ; mais aussi : une représentation fausse des conditions de leur vie. Car à aucun moment au cours de ce film, ai-je senti la véritable profondeur de pathos que je connais (à la première personne) comme étant inséparable du fait d’être (vraiment) paralysé. Il y manque, alors, à la fois une description adéquate du désarroi ressenti, et (toute aussi importante) de la robustesse des capacités d’ajustement qui sont déployées en conséquence.

     Et pour préciser ce point, permettez-moi d’aborder ici un exemple toujours présent à l’esprit des curieux : la perte de sensation et de fonctionnalité sexuelle.

— Un exemple de la superficialité du portrait proposé : la dysfonction sexuelle

     Dans le film « Whose Life is it Anyway » Clark (par la bouche de Dreyfuss) prétend connaitre la différence entre l’amour sensuel et l’amour idéel. Il affirme, aussi, qu’il n’en veut pas (ou du moins, ne veut pas s’en contenter) de ce dernier ; et par extension, il prétend ne pas en vouloir, non plus, de la vie.

     Pourtant, il existe aussi, comme nous le savons, une prétention de la part de certains mystiques, que l’amour transcendantal soit de tellement supérieur à l’amour sensuel qu’ils (elles) s’en réjouissent, sans remords, d’avoir sacrifié l’un, pour en approfondir l’expérience de l’autre.

     Or, pour ma part, j’épouse une conclusion plus ordinaire, et plus typique : que rien ne peut apaiser la peine psychique de la perte de la sensation et de la potence sexuelle ; mais que telle perte ne mérite pas la mort en remède. Et pour ce qu’il y a de cet amour pur, qui nous relie à tout, et à tous, — autant à l’égard de nos époux et de nos enfants, que dans la grandeur de l’éternelle — au-delà de l’espace et du temps :  voilà la propriété essentielle de toute vie consciente ; ce qui nous empêche (pour la plupart) de renoncer volontairement à la vie, quelles que soit les conditions particulières.

     Alors je peux imaginer des personnes qui puissent vouloir mourir parce que leurs organes génitaux ne fonctionnent plus ; tout comme je peux imaginer un homme dynamique et prospère, subitement enlevé de son rôle de puissance ; ou un bucheron privé de sa force joyeuse ; ou encore une femme dont le statut favorisé dépend seulement de sa beauté. (Et j’affirme que j’en ai connu, dans chacun de ces catégories, des personnes accablées des pires angoisses suites aux blessures catastrophiques). Mais toujours est-il que presque toutes ces personnes parviennent à surmonter leurs pertes, éventuellement, avec une jouissance retrouvée dans la simple expérience de vivre.

     Et c’est ainsi que je peux honnêtement affirmer la nature extraordinaire et aberrante de cette histoire fictive de Brian Clark. Car le seul indice de la paralysie ne suffit aucunement pour expliquer les faits suicidaires. Ce n’est pas créable qu’un tel homme, de talents apparemment tant supérieurs — de la trempe de celui imaginé par M. Clark — n’ait pu se révéler capable de naviguer cette transition de vie, somme toute assez commune.

     Et devant ces constats, il me semble que nous sommes plus qu’en droit de nous demander pourquoi la représentation d’une mort suicidaire — qui ne soit propre qu’à un pourcent (environ) de la clientèle –, fut immortalisée avec tant d’enthousiasme dans cette pièce de théâtre, montée à répétition autour du monde, et ultimement produite en film Hollywoodien, et considérée comme l’ouvrage définitif dans son genre.

     Car si elle ne répond pas aux aspirations de la clientèle décrite, aux aspirations de qui répond-elle ?

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Fondée en 1935, précurseur de « Dying with Dignity » la Société de l’euthanasie volontaire tenait, des le début, un discours de justification subjective à l’égard du droit de mourir.

Comme membre fondateur, le Dr. C. Killick Millard déclara, dans une lettre au Journal médical britannique (British Medical Journal), que la décision de mourir ne relève pas de la médecine, et exprima le souhait que L’association médicale britannique (British Medical Association) n’en prenne pas position face à l’euthanasie.

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— Une représentation qui répond aux besoins idéologiques du cinéaste : à l’appui des praticiens de l’euthanasie

  Voilà, enfin, la véritable clé pour comprendre ce film et ses semblables : ce n’est pas un film qui expose la situation ou la perspective de la personne handicapée ; il sert, plutôt, pour solliciter l’adhérence du public à un certain regard extérieur sur le sujet. Ce n’est pas un film de souffrant ; c’est un film de témoignage à la souffrance. Ce n’est pas un film qui nous apprendrait à « comprendre » la souffrance. Au contraire, c’est un film qui cherche à valider une réaction à la souffrance : réaction qui aboutirait (au mieux, selon l’auteur polémiste) dans la mort du souffrant.

— Un débat qui se poursuivait, en vérité, non entre malades et médecins, mais entre médecins de tendances opposées

     Voilà ce qui explique, aussi, la véritable structure didactique du film. Car si, en apparence, le conflit intellectuel se joue entre les intérêts de la personne paralysée (qui désire mourir), et la doctrine intransigeante des médecins traditionnalistes (qui désirent le forcer à vivre), en réalité, le caractère handicapé (Dreyfuss) ne sert que de conduite, pour véhiculer les arguments des médecins utilitaires qui croyaient posséder un mandat supérieur pour tuer (libérer) leurs patients souffrants. La dispute exposée en serait un, donc, qui ne concerne que les médecins seuls ; ou de la manière dont on comprenait ces choses auparavant : elle serait une dispute à l’intérieure de la communauté médicale. Pourtant, il y avait cela de nouveau dans l’instrumentalisation de ce film, que la faction minoritaire, composée des euthanasistes existants et potentiels, s’en soit servie des sensibilités du public pour renforcir leur position. Et voilà qui trahit, dramatiquement, la cadre traditionnelle du différend.

— L’installation malheureuse d’une fausse perception qui demeure largement incontestée

      Le public, à son tour, se compose surtout de bonnes personnes, qui peuvent ignorer les subtilités des arguments médicaux, mais qui vibrent, tout de même, d’un désir sincère de répondre aux besoins des souffrants, et cela en conformité aux volontés de ces derniers. Or, « Whose Life is it Anyway » n’est qu’une oeuvre de fiction. Le caractère de Dreyfuss n’est qu’une invention arbitraire. La véritable raison d’être, et la seule signification de ce caractère, se trouve dans sa capacité de fournir un véhicule pour exprimer le souhait de mourir. Car seulement cette expression, de la part du souffrant imaginaire, pouvait suffire pour déclencher la réaction de sympathie que l’on eut désiré exciter parmi l’assistance.

     Est-ce que la véritable proportion de suicidaires, et de survivants, en soit ainsi invertie ? Tant pis ! C’est la prérogative stricte de tout auteur de fiction.

     Est-ce que l’on peut porter blâme au public ? Aucunement. Car ce public fut affecté, autant, par le récit véritable de Terry Fox que par la fiction de Clark. Son seul défaut, à la fin, se trouve dans son désir, sincère, de créditer toujours la véracité des paroles, et des sympathies, de l’autre.

     Alors, si faute grave il y en a quand-même, cette faute serait surtout le fait de ceux (moi-même inclus) qui n’aurait pas trouvé, à cette époque charnière, les énergies nécessaires pour produire les quatre-vingt-dix-neuf autre films (ayant des protagonistes survivants) qui eussent été requis pour présenter, loyalement, le portrait quantitatif des désirs vitaux parmi les grands blessés. Car seulement ainsi, le public, eut-il pu disposer des informations nécessaires pour en faire une juste opinion.

— Un argument futur bien préparé

     Or, il serait inutile, peut-être, de spéculer sur la vraie importance de ce film — de ses créateurs et de leurs adhérents idéologiques — dans le développement subséquent de la mode suicidaire des années quatre-vingt-dix ; il suffirait simplement de dire que tous les arguments nécessaires à l’essor de celle-ci se trouvait, maintenant, tout-prêt, à portée de la main pour qui en voulait.

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Formé d’aristocrates, d’hommes d’église, de médecins et d’avocats, le Comité de la « Voluntary Euthanasia Legalisation Society », croyaient fermement que certains individus (dont la définition variait selon la conjoncture politique) dussent bénéficier d’un droit de mourir par voie d’euthanasie.

Un seul élément manquait (et manque toujours) dans la justification de ce principe, soit : une demande réelle de la part de la clientèle visée.


En bas, à gauche, le Dr. C Killick Millard

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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie B : l’euthanasie et la clientèle — Section III : La « Pente Glissante » — Chapitre : Le suicide assisté et le paysage social après Rodriguez — Le cinéma spéculatif se transforme en documentaire : l’épidémie Sida-suicide des années quatre-vingt-dix)

— Médecine et immortalité : une crise, dans la perception de soi, provoquée chez l’être humain

(Tome Deuxième : Sous l’ombre de l’euthanasie — Partie B : L’euthanasie et l’économie — Section II: Le régime de santé publique — Chapitre : La santé personnelle se transforme progressivement en charge publique : comment et pourquoi — Médecine et immortalité : une crise, dans la perception de soi, provoquée chez l’être humain)

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     Nous avons déjà regardé, sommairement, l’ampleur extraordinaire de la nouvelle maitrise technologique émergeante, dans les sciences de la vie. Aussi, en faudrait-il prendre conscience de la nature véritablement extraordinaire de la crise intellectuelle qui en fût le fruit. Car il n’existait, jusqu’alors, aucune place, et aucune possibilité d’explication, pour un tel pouvoir chez l’être humain : ni dans la théorie sociale, ni dans la philosophie, ni dans la religion.

     Soyons absolument claire : Depuis toujours, le but principal de la philosophie et de la religion humaine eut concerné l’évolution de la pensée de l’homme en relation avec l’inévitabilité de sa mortalité ; et la mesure de la maturité de la pensée de chaque homme se prenait, surtout, dans l’évaluation de sa résignation positive devant cette réalité incontournable.

     Ainsi en fut-il, également, des philosophies sociales. Car de manière globale, il existait, depuis toujours, une présomption de certaines limites, à la liberté et à l’action de l’homme (des limites qui lui eurent imposé, sans conditions, un état d’impuissance permanente) ; et tout système social, connu à l’époque, fut conçu en fonction de cette vision de l’humain. Au risque, même, d’outrepasser les limites du discours présent, j’oserais affirmer qu’une telle présomption — de l’impuissance de notre espèce — soit encore largement opérante de nos jours, et que les ambitions qui ne s’y coïncide pas, telle la notion que l’homme puisse réellement modifier les conditions naturelles de son existence – de vaincre la maladie, de coloniser l’espace – suscitent encore une méfiance instinctive, assortie d’accusations d’hubris et de prétentions dangereuses ; une méfiance qui trahit, tout bonnement,  un vertige involontairement ressenti devant les implications prodigieuses de la liberté.

     Il n’y a rien, cependant, qui puisse frapper, au cœur des présomptions fatalistes de la sagesse millénaire, comme les réalisations présentes (sans parler des promesses futures) de la science médicale. Car, le programme scientifique de la médecine comporte, au moins en théorie, la possibilité de repousser considérablement (et même indéfiniment) l’échéance mortelle, ce qui rendrait les ramifications intellectuelles de sa poursuite franchement révolutionnaires.

— Une augmentation extraordinaire dans la demande des soins

     Tout naturellement, la nouvelle efficacité des remèdes scientifiques provoqua une explosion dans la demande pour celles-ci. Et fait plus significatif encore : cette demande débordait maintenant des seules classes aisées. Car il y avait, aussi, l’affût incroyable des gens de fortune modeste — voir la masse des pauvres — qui se présentaient chez les médecins, en grand nombre, pour la première fois.

     Souvenons-nous, à cet égard, que nous puissions honnêtement remarquer que les pauvres fréquentaient les cabinets de médecin « pour la première fois », car jusqu’alors, en consommateurs rationnels, cette clientèle avait sagement boudé les fournisseurs de soins douteux (et même dangereux) qui furent les médecins préscientifiques. Au contraire, ils préféraient se satisfaire, au besoin (et tel que déjà relaté), des services des prétendants populaires aux pouvoirs guérisseurs (tout aussi inefficaces peut-être, et possiblement tout aussi dangereux — mais certainement infiniment moins chères, également — que ceux des pourvoyeurs traditionnels des soins aux bien nantis). Mais là, alors, tout avait changé ! Il y avait de la pénicilline ! de la radiologie ! de la transfusion sanguine savamment administrée ! Il y avait une confiance rationnelle, enfin, de survivre à la chirurgie ! Il y avait, dans un mot : des interventions médicales qui marchaient !

    Cependant, toutes ces personnes ne se trouvaient pas nécessairement en situation pour payer les soins dont elles croyaient en avoir besoin… En seraient-elles privées pour autant ?

— La crise sociale ainsi engendrée

    Voilà, clairement, la matière d’une crise de première importance — sociale, philosophique, et économique — impliquant un « besoin » jamais auparavant identifié : de cout potentiellement illimité ; et dont l’insatisfaction soulèverait d’importants risques et questions, d’éthique et de gouvernance.

     Pour être parfaitement limpide : la société et ces décideurs ne se trouvèrent pas, ainsi, devant la simple possibilité d’un bouleversement social due aux avancements des technologies médicales (possibilité qui eut pu se voir écartée sous l’influence d’un conservatisme déterminé) ; non, la société et ces décideurs se trouvèrent devant un fait accompli.

     De part et d’autre du spectre idéologique, alors, les théoriciens sociaux furent impérativement sommés à réagir devant cette irruption de la force primaire de l’instinct de survie, individuel, sur la scène sociale et politique. Ils devaient, absolument, raviser leurs programmes, devant les fruits de cette réussite humaine inattendue : pour laquelle il n’existait aucune place conceptuelle ; qui tomba, enfin, comme une brique, lourde de conséquence, dans la mare tranquille — présumée jusqu’alors suffisante — d’une tradition intellectuelle, multimillénaire.

Comment répondre à tel défi ? Et quelle serait la responsabilité qui revienne à l’autorité publique ?

— L’insuffisance de l’analyse révolutionnaire

     Pour expliquer la pression féroce et éventuellement irrésistible en faveur d’un accès individuel aux nouveaux soins de santé, le récit habituel se situe à l’intérieur de la division révolutionnaire des classes politiques, telles qu’elles se présentaient dans la première moitié du vingtième siècle. La description en est une, normalement, de « lutte populaire » éventuellement victorieuse, et le souvenir en est teint, aussi, de préjugés plus courants au sujet de « l’oppression » propre à la civilisation moderne (en général) et à la société occidentale (en particulier).

       Mais cette représentation ignore, aussi, des courants plus anciens qui colorie et définissent les objets sociaux regardés, de la même manière que les propriétés de la lumière déterminent l’apparence de toute photographie, en dépit du fait que le photographe, en soit, peut-être, entièrement ignorant.

     Or, largement absent de cette analyse sociale de la période moderne, se trouve l’ensemble des certitudes morales, toujours partagées à l’époque, par presque tout le monde. Et derrière la lutte apparente des « classes », qui opposait (selon la description des participants) l’individualisme capitaliste, au collectivisme marxiste, il se trouvait, en réalité, une unanimité ambiante de valeurs Chrétiens, qui furent souvent répudiées dans le discours savant, certes, mais qui servaient, néanmoins, d’arrière-fond conceptuel pour toute discussion populaire.

     Les capitalistes, alors, devaient présenter une vision de bienveillance progressiste à l’égard des classes défavorisées, tandis que les socialistes devaient représenter la saisie des biens privés en exercice de « justice naturelle ». Dans les deux cas, les justifications requises furent soigneusement représentées de manière à concorder, de leur mieux, avec les idéaux Chrétiens d’amour envers nos semblables, car ces conceptions fournissaient, à l’époque la seule base de référence commune.

     La concordance réelle de ces principes avec les politiques proposées par les chefs stratégiques est un sujet tout autre, par contre ; et très heureusement, nous n’avions pas besoin d’analyser, ici, la duplicité savante pratiquée de part et d’autre de la division idéologique. Seulement, faudrait-il insister sur ce fait : que la vaste majorité des gens furent unifiés dans leurs conceptions traditionnelles de bien et de mal ; et que derrière la façade féroce de « l’exploiteur », ou du « révolutionnaire », se trouvaient, le plus souvent, des bonnes personnes mues par les mêmes sentiments, et partageants le même consensus moral, dont ils cherchaient, sincèrement, l’expression dans leurs choix d’enthousiasmes politiques ; et parmi lesquelles ces enthousiasmes occupaient, pour vrai dire, une place beaucoup moindre que les préoccupations quotidiennes et les relations intimes.

     Or, depuis très longtemps, les préceptes sociaux dominantes, c’est à dire les énoncés religieux (ce qui voulait dire, dans le contexte occidental : les principes Chrétiens), enjoignaient très fortement les croyants, en devoir solennel, au secours du pauvre, et encore plus pertinemment, au secours du pauvre malade. Il n’y avait pas lieu, alors, de postuler une quelle conque « lutte » pour gagner ce point : le principe, lui-même, était universellement accordé, d’avance.

— La tradition charitable de la religion, à la rencontre du progrès médical

     Décidément, nous nous trouvions, ici, devant un précepte moral qui ne tienne aucun compte du « réel » selon les calculs rigoureux des politiciens et des idéologues. Très évidemment, dans le monde préscientifique, les besoins médicaux des malades demeuraient largement impossibles de satisfaction. Et encore, à la lumière de tout calcul utilitaire, les efforts et les ressources employés dans les « secours » à de tels spécimens humains – inutiles, improductifs, possiblement très difficiles de comportement – seraient dépensés en perte pure. Pourtant, l’expérience, et l’analyse ancestrale de la vie humaine avait amené ces gens – nos ancêtres – à la conviction intime que de telles énergies, dépensées dans l’expression de la sympathie humaine, sont d’une valeur qui ne s’exprime pas dans des termes utilitaires ; qu’elles représentent, en fait, l’effort minimal qui nous soient demandé, comme le prix de toute prétention à la vie digne. Et en dépit des sacrifices significatifs qui en furent ainsi exigés, il n’en demeure pas moins, que dans la mesure du possible, de très nombreuses personnes, à l’intérieur, comme à l’extérieur des ordres religieux, tentaient réellement de répondre à ce devoir, ne serait-ce que dans le sens humanitaire et spirituel.

Très clairement, il s’en serait dégagée, de notre passé tumultueux, une résolution sociale, bien défini et préexistante, de faire toujours un maximum pour soulager la souffrance humaine : avec tous les moyens dont nous disposions — et aussi limités où étendus que pouvaient êtres ceux-ci.

     Ce n’est pas, bien sûr, ni un principe « réaliste », ni un principe commode, et il se prêt, visiblement, à toutes sortes d’inconguités. Mais j’ose affirmer, quand-même, que nous y trouvions la confirmation d’une thèse abordée superficiellement dans le premier tome de cette ouvrage : que la société humaine ne soit cruelle que par nécessité (une nécessité qui fut la conséquence visible de notre impuissance devant la nature et le sort) ; mais que le cœur de l’individu humain ne soit, aussi, ainsi fait, qu’une fois en possession des moyens techniques nécessaires, cette cruauté peut se transformer – et tout naturellement pour plusieurs — en compassion à l’égard du prochain.

    Voilà, le véritable espoir de la science ! Et voilà, aussi, qui explique les faits observés au milieu du vingtième siècle, face à cette nouvelle demande, époustouflante, pour les soins curatifs personnels.

— La victoire irrépressible d’un principe économiquement irrationnel, mais moralement sublime : soigner tout le monde, tout le temps

     Des et désormais, il se produisait une arrivée interminable de gens modestes dans les cabinets des médecins célèbres — ou sur les perrons des hôpitaux universitaires — des gens de partout, venus simplement et irrésistiblement, dans un état désespéré mais toujours imbus d’espoir ; des gens qui arrivaient pour présenter leurs supplications pathétiques devant les lumières de cette profession, avec la foi touchante de pouvoir ainsi sauver la vie d’un être chère — d’une épouse, d’un parent, d’un enfant.

      Et en résonnance avec ce phénomène, Il se développait, dans les opinions profusément sentimentales qui s’exprimaient dans les journaux de cette âge en mutation, animées par des idéaux humains des plus élevés (au cas où nous aurions le courage d’admettre honnêtement cette vérité ; au cas où nous pourrions réprimer consciemment notre cynisme post-moderne) : l’acceptation progressive d’un principe voulant que nous ne puissions pas — en société moderne et humanitaire — éthiquement permettre la mort d’une personne, aussi pauvre soit-elle, des suites d’une maladie dont le remède serait connu et couramment disponible.

     Voilà, enfin, le principe moteur du temps. Ne restait, alors, qu’à trouver les modalités de sa réalisation.

Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Deuxième : Sous l’ombre de l’euthanasie – Partie B : L’euthanasie et l’économie — Section II : Le régime de santé publique — Chapitre : La santé personnelle se transforme progressivement en charge publique : comment et pourquoi — L’idée embryonnaire d’un système collectif de soins-santé : de nouveau face à l’opposition entre santé « personnel », et santé « publique »)