Entre le fatalisme moral d’une société préindustrielle, de subsistance précaire et de stratification extrême ; à l’opulence du choix post-moderne : un passage d’à peine deux siècles

(Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie C : l’euthanasie et la médecine — Section III : Une société en rupture — Chapitre : Entre le fatalisme moral d’une société préindustrielle, de subsistance précaire et de stratification extrême ; à l’opulence du choix post-moderne : un passage d’à peine deux siècles)

Henry Fielding, 1707 – 1754

— Témoignages contemporains d’une période rapidement rendue « idyllique » (surtout) dans le souvenir complaisant des successeurs nostalgiques

Tout dernièrement encore (au moins en termes historiques), c’est à dire, au début du dix-huitième siècle : la vie était encore presqu’entièrement préindustrielle. Le vice était propre aux aristocrates-propriétaires. La jeunesse du peuple servait, en passant, de jouets dans son assouvissement. La brutalité, l’ignorance, et la soumission du peuple, lui-même, furent présumé d’abord, et figuraient dans la littérature de l’époque en autant d’occasions d’humeur grossier, tel qu’exhibé à l’intérieur des écrits sublimes de Henry Fielding (1707 – 1754), comme « Joseph Andrews » (1742) et surtout, « Tom Jones » (1749).

Au climax de ce dernier livre, l’enfant de charité, enfin grandi, repoussé (temporairement) avec défaveur et parti en révolte ; Tom (l’héro malaimé de ce récit) apprend, avec grand malaise, qu’il s’est trouvé couché (à son insu) dans une auberge de campagne (aux cours des débauches regrettablement courants dans tels lieux) couché pour être plus exacte : avec sa propre mère biologique ; préalablement chassée (celle-ci) du service de la même famille illustre qui avait accueillie Tom ; et ce, pour l’indiscrétion imputée de lui avoir donné naissance. Mais (comme les lecteurs complices de cette hilarité scandaleuse seront heureux de découvrir), Tom fut éventuellement capable d’échapper à l’opprobre de cette honte d’inceste accidentelle, en apprenant que sa véritable mère fut nulle autre que la sœur de son bienfaiteur/gentilhomme (le Squire xxx), et que la destitution de son ancienne servante n’avait été que le résultat nécesssaire d’un stratagème de dissimulation, manigancé à l’avantage de la sœur célibataire, maintenant défunt.

Voilà, donc, le genre de prétexte social, teint de tragédie et de grosse farce, qui alimenta l’humeur de ce qui se voit célébré, souvent, comme le premier vrai « roman » de la langue anglaise !

Douze ans plus tard, aussi, parut « Le Vicar de Wakefield » (1761) d’Oliver Goldsmith (1728 – 1774) dans lequel livre un simple mais saint homme, le Vicar Charles Primrose, part à pied en quête sacrée, mu d’un amour paternel sans borne, à la recherche de sa fille Olivia, conçue par le Vicar en brebis égarée. Au cours de son pèlerinage, au fond du pays, Primrose vit une série d’aventures aussi édifiantes qu’absurdes – très révélatrices d’ailleurs des détails intimes de la vie d’époque — mais dont il retourne déconfit et sans satisfaction ; pour trouver, en fin, l’être chère, tout bonnement établi en favorite à quelque pas de chez lui, dans la maison du seul noble du village, le Squire Thornhill ; être perfide et débauché par excellence, qui entraîne les beautés des classes serviles des environs — les unes après les autres — dans des faux espoirs, et même dans des faux mariages ; pour les répudier ensuite ; et pour recommencer avec de nouvelles.

Et voilà, encore, à la manière Fielding, que les plus tragiques des supplices, des pauvres, aient été représentés en absurdités inévitables, sujets autant à la plaisanterie supérieure qu’aux regrets passagers, suscités parmi des lecteurs à peine plus sophistiqués ; sorties, pourtant, des classes plus aisées.

De part et d’autre de la division sociale, alors, il y avait une perception d’inévitabilité dans les faiblesses humaines, qui ne suscitât que très peu de sympathie : ni à l’égard du fils de famille qui eût joué (et perdu) sa fortune familiale avant même d’arriver à la mi-vingtaine ; ni à l’égard de la domestique, dépendante, jetée à la porte pour un oui ou un non (et souvent même pour châtier des transgressions proprement exigées par le pouvoir) : sans références, et donc, sans ressources.

Les écarts de comportement, pour les uns comme pour les autres, furent tour à tour : regrettés, acceptés, et tournés en dérision ; tandis que dans leurs conséquences réelles, ils n’avaiemt pas grand caractère comique, étant, aussi, vigoureusement réprimés ; le tout se résumant dans la sagesse commune, au sujet de l’éducation des garçons : « Vous ne savez peut-être pas, vous, pourquoi vous le battez. Mais lui, soyez-en assuré, il le sait bien ! » ; ou encore, selon ce jugement typiquement léger, préservée à notre escient par Henry Fielding dans « Joseph Andrews » : « (elles, sic) ne sont guère mieux qu’elles ne sont supposées de l’être »

— L’urbanisation, l’enrichissement, et la démocratisation d’un vice (voire : d’une criminalité) de choix.

Avec le dix-neuvième siècle, cependant, le centre de gravité social se transféra de la nobilité rurale à la bourgeoisie urbaine, typifiée culturellement dans ces pages par le Paris postrévolutionnaire. Le vice se démocratisa dans la même mesure, mais encore là, jusqu’au début de la « Belle Époque » (circa 1880), la vie « mondaine » se structurait presqu’uniquement autour des appétits des bourgeois plus riches, utilisant toujours la pauvreté (et l’ambition) en matières premières de divertissement. Les plaintes désabusées d’un Baudelaire, ou d’un Musset, en fournissaient, pour nous, les témoignages privilégiés, en illuminant, franchement, les coulisses de cette vie d’amusement stratifiée.

Pendant ce siècle, pourtant, le taux d’urbanisation en Europe (hors la Russie) passa de 12 à 36 pourcents, et en Amérique de 5% à 42. Les jeunes transfuges de la campagne étaient ainsi libérés des contraintes de leurs communautés étroites d’origine. Ils disposaient des salaires des nouvelles fabriques. La production de la boisson distillée fut industrialisée, et le vice s’industrialisa en proportion. Pour tout dire : les classes populaires devinrent autosuffisantes à la fin du dix-neuvième : dans la production, et dans l’achat, des plaisirs jadis réservés pour les riches. Et les salles de bal des bien nantis furent dépassées, ainsi, par les salles de danse des ouvriers.

Évidemment, il advint des problèmes de toute sorte, découlant de cette urbanisation sauvage et précipité. Et les effets choquants de cet enrichissement subit (accompagné par une déconstruction équivalente des mœurs traditionnelles), provoquèrent l’éclosion de divers programmes de « progrès », théoriques et pratiques, matériels, et moraux, qui reflétèrent tous un désir largement partagé, d’employer une partie de la nouvelle richesse au service de la compassion, et donc au secours des classes souffrantes.

Mais malheureusement, aussi, au cours des dernières décennies tant bénies qui précédèrent à la catastrophe de 1914 (et au grand dam des moralistes progressistes), il devint de plus en plus évident que le vice ne pouvait aucunement être chassé seulement par la compassion et par la générosité ; que la criminalité « de victime » devint de plus en plus difficile à justifier ; que la débauche populaire ne pouvait plus s’expliquer, à la manière d’un Charles Dickens, ou d’un Victor Hugo, uniquement par l’asservissement indigent du peuple ; qu’il y avait, enfin, aussi le vice volontaire (déjà subtilement signalé, en fait, par Goldsmith, dans le comportement ambigu d’Olivia, victime à la fois innocente et complaisante) ; que la nouvelle liberté, et la nouvelle prospérité, en avaient maintenant fait un choix ; et que la délinquance ne fut pas tant un attribut de la misère ; mais semblait croitre, au contraire, avec la liberté.

Comment expliquer autrement, d’ailleurs, cette évidence limpide que, depuis tout temps, les comportements les plus « criminels » eussent été le fait des personnes les plus riches et les plus libres ? Pourquoi les classes plus modestes agiraient-elles de manière différente, une fois placées devant la même réalité de choix ?

Aussi, arrivée circa 1900, à la fine pointe de cette dynamique, la société avait clairement identifié un nouveau danger, important, qui résidait dans l’industrialisation de la production des stupéfiants (voire : l’alcool). Et cette société avait même imaginé un remède rationnel, pour ce fléau, qui fut la Tempérance volontaire. Mais, encore là, face à la généralisation grandissante de la délinquance de choix, ce programme de persuasion s’est vu transformé, peu à peu, dans une nouvelle proposition de méthode plus musclée (de nature franchement répressive, celle-ci) qui fut la Prohibition.

Et puis, sur ces entrefaites (et tel que décrit plus avant) arriva la « Grande Guerre pour en finir avec toutes les guerres ». Et puisque ce conflit fut décidé par la force nouvelle, économique et militaire du nouveau monde, la culture populaire américaine débuta, également, son ascendance centenaire.

À suivre …

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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie C : l’euthanasie et la médecine — Section III : Une société en rupture — Chapitre : La rencontre des cultures, américaine et continentale, occasionnée par la rassemblement des armées alliées sur le sol français, 1914 – 1918)

L’euthanasie en soi

(Tome Deuxième : Sous l’ombre de l’euthanasie — Partie C : L’euthanasie et l’idéologie — Section II : Une description des sources idéologiques de l’euthanasie en Occident — Chapitre : L’euthanasie en soi)

— La stérilisation forcée ne suffise pas

Telles que nous les ayons décrit au cours du dernier chapitre, l’importance, et la nature du mouvement eugéniste, se révélaient avec la plus grande clarté dans le programme de stérilisation forcée : l’importance, dans l’étendue de cette pratique ; et la nature, dans les buts annoncés des propositions législatives adoptées.

Cependant, même devant cette réussite impressionnante, force est de constater que la priorité accordée à la stérilisation forcée constituait d’elle-même un aveu de faiblesse face au support dont jouissaient les conclusions plus rigoureuses de l’eugénisme. Car même si tous les êtres catalogués à cette époque (dans le projet très ambitieux de « loi modèle » proposée à l’intention des États intéressés) eussent pu être stérilisés, tous sans exception (incluant pêle-mêle : les gens socialement inadéquats, vivants en institution ou maintenus en tout ou en partie grâce à la bourse publique : les faibles d’esprit, les fous, les criminels, les épileptiques, les saoulons, les aveugles, les sourds, les difformes ; et les « dépendants » incluant orphelins, itinérants, sans-sous et sans-abris..) ces personnes vivraient quand-même ; et vivraient quand-même aux crochets de l’État. La société souffrait, donc, toujours de leur présence.

Décidemment, d’après une lecture stricte des intérêts collectifs, la meilleure solution serait l’évacuation, pure et simple, de tous ces éléments. Pourtant, il demeurait toujours impossible de produire une loi favorable à cette pratique (voire : projets d’essai rejetés en Ohio : euthanasie des adultes volontaires, 1905 ; euthanasie des enfants anormales, 1906) et cela, en dépit de l’enthousiasme eugénique confirmé par l’engouement, coïncidant, pour la stérilisation. Manifestement, cette incapacité nous indique que le support nécessaire pour implémenter un véritable programme euthanasique — une véritable médecine de la mort telle que nous l’imaginons chez nous et maintenant — n’était tout simplement pas au rendez-vous.

Voilà qui nous présente aussi je soumets, un puissant effet de preuve pour remettre en cause nos présomptions confortables quant à la supériorité vertueuse de notre société actuelle, face à celle de nos arrières grands-parents.

— À la défense de l’euthanasie : des idéaux se voulant « supérieurs », mais qui dissimulent des buts moins palatables

Pour comprendre, à leur juste valeur, les arguments originalement avancés pour justifier l’euthanasie, il faut d’abord constater que ces derniers ont toujours présenté un visage double. D’une coté, il est impossible de discuter longtemps de ce sujet sans entendre, clairement, la suggestion que terminer les vies imparfaites soit un bienfait en soi. Pourtant, cette idée a toujours soulevé des objections morales importantes ; ce qui eût motivé ses partisans à favoriser, en premier, la discussion de l’euthanasie volontaire ; de privilégier, c’est à dire, un discours de choix « noble », « rationnel » « autonome » et d’évoquer éventuellement la notion d’un « droit » dans cette matière.

De manière un peu surprenante, également, les adversaires de l’euthanasie ont généralement coopéré avec cette stratégie, en se retenant d’identifier clairement les implications plus larges (mais parfaitement évidentes) de soutenir la rationalité de choisir la mort dans telle ou telle circonstance. Car aussi longtemps que la discussion eut resté sur ce terrain, il pouvait sembler difficile, même à l’égard de la simple politesse, d’impugner la bonne volonté de ses adversaires au point de les accuser de bien vouloir inaugurer un programme général de liquidation des personnes dépendantes. Or, pour en arriver à l’essentiel dans ces conditions, il a toujours semblé nécessaire de contrer, en premier, les arguments du « choix ».

Alors sans nous embourber définitivement dans cette fausse obligation, nous commencerons quand-même, ici, dans le respect de cette convention pudique, tout en annonçant notre intention de l’outrepasser par la suite.

— La continuité centenaire des divers arguments avancés

Étonnamment aussi, ou plutôt comme il se doit (en considérant la nature immémoriale des principes moraux en jeux), la présentation de l’euthanasie — les arguments pour et contre, et les stratégies employées pour en favoriser l’acceptation — n’ont aucunement changs dans le dernier siècle (et même dans le dernier siècle et demi). Je dirais plus. Je dirais que les arguments présentés au tiers final du dix-neuvième siècle se révèlent non-seulement tout aussi complets, mais infiniment plus honnêtes, aussi, comparés aux reflets pâles dont nous nous en servons aujourd’hui.

Considérons, à ce chef, la description suivante, produite en 1873 (Popular Science Monthly, Volume 3, May 1873) pour contrer l’influence du célèbre pamphlet euthanasiste publié dans la même année (article original paru 1870) par le britannique, Samuel Williams. Comparez le ton, et la certitude d’expérience crue qui se recommandent à nous, ici-dedans, avec les références aseptisées auxquelles nous sommes habitués, de nos jours, à l’égard des « possibilités » d’influence extérieure (à l’endroit du choix des « plus vulnérables ») :

« Une petite histoire … illustre très joliment un sentiment qui ne se trouve pas aussi rare que l’on pourrait le souhaiter. Un Écossais, plutôt pragmatique, qui veillait au lit de sa femme mourante, s’impatienta devant les efforts pénibles de la pauvre dame pour exprimer ses dernières volontés, et demanda, en tout civilité, qu’elle « en aboutisse à mourir ». Or, parmi les classes pauvres, là où l’inconvénient imposé par les personnes qui « prennent un temps déraissonable pour mourir » se ressente nécessairement plus âprement que chez les personnes d’un rang autre, il serait à craindre que de telles suggestions délicates ne soient fréquemment accompagnées de remontrances plus pratiques. « Ils lui ont pincé le nez sous les couvertes » disait Barham (sur l’autorité d’une occurrence véritable), « et la pauvre âme chérie est parti comme un agneau ».

Comment au juste, rester impassible devant de tels récits naïfs livrés avec une candeur semblable ? Et qu’en dire des spéculations suivantes qui y prennent leur source ?

— La mort (inévitable) transformée en meurtre (immédiat)

« Supposons, par exemple, le cas d’un petit logement où l’invalide fut devenu une lourde charge sur sa famille, plutôt qu’un support ; où le prix de fournir les médicaments et les attentions requises était ressenti au plus sérieusement ; et où la chambre des soins au malade était, aussi, l’unique pièce habitable : n’y aurait-il pas, très souvent, une forte tentation de lui donner une petite poussée discrète sur la pente descendante ? Et s’il était compris, que la loi permettrait d’achever les invalides du moment que leur cas soit sans espoir, ces tentations, ne seraient-ils pas fréquemment irrépressibles ?

Oui, réplique-t-on, mais il faudrait que le curé et le médecin soient présents. Et tout cela c’est très bien, mais une fois la pratique devenue courante, le peuple apprendrait très rapidement à prendre, lui-même, la loi en main. Car il faut constater qu’il s’agit, ici, de situations où personne ne demeure pour conter des histoires. Un homme à l’article de la mort ne nécessite pas une gorge tranchée ou une dose d’arsenic. Une secousse judicieuse ; l’omission de le couvrir convenablement ; l’administration d’une dose excessive de laudanum : tous feraient l’affaire de manière efficace ; et aucune preuve possible ne resterait.

Une fois admis, que de telles choses puissent se faire en prenant les précautions prescrites, et ces précautions seraient bientôt négligées comme des formalités inutiles. Pourquoi consulter le curé ou le médecin ? Pourquoi demander le consentement du malade ? Quand le cas se présente avec tant de limpidité ? Bien sûr, il ne serait aucunement nécessaire d’en parler ouvertement. La commodité d’un tel système serait rapidement comprise par tous.

Pour leur part, les promoteurs de cette innovation admettent que les précautions, dont nous avons parlé, soient absolument nécessaires pour en empêcher l’abus ; et nous pouvons ajouter à cela : que ce serait simplement impossible d’en exiger le respect de ces dernières ; qu’une fois autorisée, cette pratique comme telle, et rien ne pourrait empêcher les gens de l’employer, au choix, selon leurs propres méthodes. Aucune pratique, encore, ne pourrait être plus directement destructrice d’une persuasion sérieuse de la valeur intrinsèque (dite jadis sacrée) de la vie humaine.

Nous n’avons qu’à lire les rapports policiers pour comprendre l’ampleur des tendances existantes vers la violence dans toutes ses formes. L’infanticide, comme nous le savons, prévaut dans une terrible mesure. L’assassinat des femmes par leurs maris n’est à peine moins populaire. Admettre que l’abattage des invalides puisse se présenter en bienfait, moyennant seulement le respect de certaines limites, et il serait facile d’en deviner les conséquences.

Le dévouement témoigné par les pauvres auprès des malades se révèle souvent comme l’un des attributs les plus touchants de leur caractère, et des plus aimables. Malgré les tentations signalées, ces personnes font souvent d’énormes sacrifices pour assurer le confort de leur parenté mourante. Disons-leur franchement qu’ils se montrent niais, plutôt, en se donnant ces peines ; qu’il serait mieux pour eux de proposer le suicide du souffrant à la première occasion ; et ce serait la meilleure façon d’encourager, non seulement le suicide, mais le meurtre froid d’un pauvre homme sans défense !

Plutôt qu’une scène propice à solliciter, de nous, l’expression des plus tendres sentiments, et les sacrifices de soi les plus désintéressés, la chambre du malade serait hantée par une suspicion horrible : où le malade craindrait que son départ soit ardemment espéré ; et où ses amis pencheraient vers l’opinion que tuer ne soit pas un meurtre, mais une gentillesse. L’agitation de cette question — de quel moment serait convenable pour étouffer son beau-père plutôt que de lui porter secours – ne serait aucunement convenable au développement des sentiments, ni à l’apprentissage des leçons, que nous associons, généralement, avec le chevet du malade.

Dans les faits, ce plan d’ « euthanasie », avancé avec enthousiasme tant étrange par certains philanthropes excentriques, aurait tendance, comme consequence directe, d’en faire des hommes des brutes encore pires qu’ils ne le sont ; et ils sont, certes, suffisamment brutaux déjà. »

Et voilà, je soumets, l’expression fidèle du gros bon sens qui primait, jadis, sur la subtilité artificielle des arguments sans attache au réel.

À Suivre …

Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Deuxième : Sous l’ombre de l’euthanasie — Section II : Une description des sources idéologiques de l’euthanasie en Occident — Chapitre : L’euthanasie en soi — Le choix de mourir converti en obligation présumée)

La Philosophie et la Religion : le contenu et le contenant

(Tome Deuxième : Sous l’ombre de l’euthanasie — Partie C : L’euthanasie et l’idéologie — Section III : Le patrimoine philosophique ancestral : le caractère sacré de la vie ; la valeur intrinsèque de l’individu humain ; les origines divines de « l’égalité » politique — Chapitre : la Philosophie et la Religion : le contenu et le contenant)

— Une distinction nette, entre « forme » et « fond »

Avant d’aborder les faits qui entourent notre compréhension traditionnelle de la « valeur intrinsèque » (ou « caractère sacré ») de la vie, il faudrait faire une distinction importante entre le contenu et le contenant, c’est à dire : entre les idées en soi, qui doivent éventuellement se défendre toutes seules sur leurs propres mérites — dans l’esprit et dans l’imaginaire– et le contexte traditionnel dans lequel ces idées se sont originalement articulées. Car notre but serait d’éviter les erreurs jumelles qui consistent, d’une part : à créditer une mauvaise idée simplement parce que nous sommes favorablement disposés envers ses auteurs ; ou au contraire : de rejeter une bonne, grâce aux sentiments d’aversion que nous éprouvions à l’égard de ces derniers.

Dans le cas présent, cela impliquerait une considération loyale de cette notion controversée (qu’il puisse exister une « valeur intrinsèque » à la vie, de tout être humain sans distinction) ; et de faire cette opération de manière que nos conclusions ne soient teintes par nos préjugés personnels, ni à l’endroit de sa source, ni de son origine, c’est à dire, de la véhicule qui l’ait introduit dans notre histoire : cette tradition millénaire qui se trouve, encore, à la base de presque toutes nos lois, et de toute notre culture populaire. Je veux parler, bien sûr, de la tradition religieuse, et plus particulièrement, de la doctrine Chrétienne.

Pourtant, scinder ne peut signifier ignorer. Car, même si notre but ultime serait de séparer l’idée des attaches de ses origines (ou de séparer le contenu du contenant, tel que nous avions présenté notre tâche en partant), pour comprendre l’un il serait indispensable, néanmoins, de nous engager dans l’étude de l’autre. Car ultimement, le seul moyen pour comprendre le sens de cette idée, tant influente dans notre évolution intellectuelle, demeure dans une description de sa signification au départ, précisément dans le contexte religieux.

— Une recognition de la difficulté, post-moderne, d’aborder le phénomène religieux, et une explication politique de cette difficulté

Cela étant dit, je suis très conscient que ce soit un sujet intensément déplaisant pour certains. Et je dois m’en excuser à l’avance pour tout inconfort ressenti. Car c’est un indice incontournable de l’acrimonie des débats dans ce dernier siècle houleux, que même maintenant, et même dans la solitude paisible de mon écritoire, j’entends (figurativement, peut-être, mais pas moins clairement) des véritables grincements de dents — et même des cris plus menaçants — à la seule mention de ce nom méprisé, de « chrétien ».

Pourtant, je me permets toujours l’impertinence de demander l’indulgence du lecteur, car la compréhension du Christianisme (et de son évolution dans la sphère politique à travers les longues controverses précipitées par la Reformation Protestante) — tout autant que celle du Socialisme, et du Fascisme, d’ailleurs — serait indispensable pour comprendre notre sujet présent.

Ainsi faudrait-il réaliser, j’en ai bien peur, qu’une bonne partie de l’hostilité témoignée, par le parti anti-traditionnaliste à l’égard de leurs anciens compétiteurs, tient du fait qu’une fraction appréciable de la population continue, encore, dans les formes religieuses, exactes, du passé ; tandis qu’une autre partie, bien plus grande celle-ci — et très probablement majoritaire — en épouse toujours l’essentiel des principes moraux qui y soient enracinés. Et puisque la colère et le refus d’entendre ne sont jamais des indices de force dans le débat intellectuel, ces faits soulignent, surtout je soumets, la résilience (et l’importance politique) des idées en question (et des personnes qui les soutiennent).

— La nécessité de pénétrer la pensée religieuse pour accéder à la sagesse collective de l’homme

Oui, la démarche religieuse présente des failles importantes. Oui, la démarche empirique nous a fourni des possibilités d’analyse jusqu’alors impossible. Mais par contre : la démarche religieuse (selon la définition que nous en retenions ici) eut servi comme véhicule principale, pour la spéculation humaine, depuis au moins de nombreux millénaires, sinon depuis le début de notre existence en espèce distincte. Et quels que soient nos préjugés à cet égard, à peu près toutes les intuitions morales de l’homme se trouvent articulées (et enregistrées) dans une forme directement attachée au corps central de la tradition religieuse, ou — ce qui en vient essentiellement au même — dans des formes culturelles, de source populaire, qui s’y soient étroitement liées au point d’en faire effectivement partie. Aussi, la science ne peut jamais « remplacer » les réflexions religieuses, puisque cette science ne peut point opérer dans le domaine métaphysique (là où se cachent la plus grande partie des préoccupations significatives de l’être humain).

Alors dans cette optique, il ne s’agirait pas de savoir si la méthode religieuse soit parfaite ; ni de savoir s’y elle serait la meilleure méthode pour explorer notre humanité au futur ; ni même, de savoir si des erreurs passées eussent pu être évitées en épousant un autre paradigme (une proposition, d’ailleurs, qui soit hautement disputable). Ce que nous devions décider, aujourd’hui, est à la fois moins compliqué et plus fondamental, à savoir : Est-ce que nous nous permettrons de perdre les fruits des méditations, spéculations et expériences de notre passé collectif — sans ni discrimination, ni nuance — du simple fait que ce contenu conceptuel soit associé au contenant (ostensiblement répudié) de la religion ?

Ne serait-ce pas préférable, au contraire — et tout en saluant les limitations de nos ancêtres – de cultiver l’humilité requise pour en remercier leur mémoire du don, gratuit et immense, qui nous fut ainsi légué ? Ne serait-ce pas préférable, aussi, de trouver le sérieux requis pour en faire délibérément le tri, de ces idées héritées du passé, sans nous abandonner dans la paresse, dans le caprice — ou dans un zèle ponctuel nouveau — à la tentation facile de rejeter toutes, sans examen ?

La question est sérieuse : car dans le vide de connaissance du passé, auquel certains préjugés courants semblent attirer nos générations présentes, il y a des principes fondamentaux de notre société (tels la « valeur inhérente » traitée dans ces pages) qui se trouvent grièvement — et gratuitement, je soumets — hypothéqués au passage.

Alors sans abandonner notre droit (et notre devoir évident) de choisir pour nous-mêmes les balises philosophiques de notre génération, nous devions aussi admettre que d’autres générations aient déjà lutté, longtemps, avec les mêmes questions morales, coriaces, qui nous préoccupent toujours ; admettre, parmi tous les arguments inventés — pour appuyer telle ou telle conclusion voulue – que les leçons pratiques, de l’expérience passée, mériteraient d’exercer une influence toute particulière dans nos calculs ; admettre, aussi, que seulement une étude sérieuse (et respectueuse) puisse nous équiper pour en extraire de telles leçons ; et finalement, si notre but soit réellement de comprendre nos ancêtres (plutôt que de nous complaire dans un sens facile de notre supériorité) : admettre que nous devions apprivoiser les véhicules — de langue et de culture — par lesquelles ces gens s’exprimaient.

Or, quant à la valeur que nous accordions à la vie humaine, le seul chemin vers une compréhension adéquate des conclusions retenues par nos prédécesseurs (des conclusions, soit dit en passant, qui les aient permis à survivre non seulement dans la théorie — ou dans les limites artificielles d’un modèle informatique — mais bien à survivre dans la réalité), passe nécessairement par une compréhension minimalement généreuse à l’égard de leurs croyances religieuses : dans les racines, dans l’évolution, et dans la signification des choix essentiels qui informaient, pendant deux milles ans, cette influence prépondérante dans les vies, et dans les institutions, humaines.

— l’importance fondamentale de la « valeur intrinsèque » et l’importance connexe de la question « euthanasie »

Aussi, ce jeu en vaut largement la chandelle : puisque la notion de vie « sacrée » touche non-seulement au respect particulier qui nous soit enjoint envers la sécurité physique (de nous-mêmes et de nos semblables), mais qu’il en va de même, également, pour l’inviolabilité de la conscience individuelle. Or, dans notre étude présente, ces deux questions — de sécurité physique, et de liberté de conscience — rejoignent directement les inquiétudes principalement soulevées, devant la pratique utilitaire de l’euthanasie, et par les patients, et par les médecins.

Plus largement, encore, ces principes touchent à l’ensemble des acquis de notre société égalitaire (chaudement critiquée, actuellement, pour cause d’ « injustice », mais à laquelle aucune autre de notre connaissance — ni du passé ni du présent — ne peut avantageusement se comparer sous ce jour). En conséquence, donc, puisque la pratique de l’euthanasie nous place devant l’obligation de réexaminer ces principes fondateurs, elle ne peut aucunement se concevoir en phénomène isolé. Au contraire : rétrospectivement contemplée, la réapparition récente de l’euthanasie se présente à nous comme l’un des symptômes les plus évidents de cette crise philosophique, globale, que nous vivions présentement (et ce depuis au-delà de cent ans déjà).

Sans doute, alors, les décisions prises à cet égard produiront un impact aussi fort (sur notre société future), que les questions soulevées par l’euthanasie soient profondes. Impossible, donc, de traiter significativement de l’euthanasie, sans aborder, au moins en passant, ces mêmes questions.

Et c’est ainsi que je me sens obligé, de nouveau, à demander la patience du lecteur pour déballer quelque peu ce coffre à trésor, intellectuel et spirituel, si gracieusement légué de par nos aïeux — une parenthèse obligatoire, certes, mais aussi, comme j’oserais l’espérer, pas entièrement vide d’intérêt propre.

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