Helen Keller : Les idées du passé qui expliquent notre présent

(Tome Deuxième : Sous l’ombre de l’euthanasie — Partie C : L’euthanasie et l’idéologie — Section II : Une description des sources idéologiques de l’euthanasie en Occident — Chapitre : Helen Keller : Les idées du passé qui expliquent notre présent)

Helen Keller (1880 – 1968) photo circa 1920

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— Un caractère volontaire, inconditionnellement positif

Helen Keller était devenue entièrement sourde, et aveugle, suite à une maladie soufferte à l’âge de dix-huit mois (1882). Autrement dit : elle était obligée à apprendre non seulement les techniques de transmission du langage, mais le langage, lui-même, uniquement à travers le sens tactile.

Encore très difficile de nos jours, cet exploit était presque inouï à l’époque, même au niveau de la communication primitive. Mais Helen n’en est pas restée là. Elle développa son usage expressif de la langue anglaise (et non de l’anglais uniquement) dans un degré de virtuosité rarement vu, et faisait ainsi sa marque comme auteure/activiste soutenant, en particulier, les causes des personnes handicapées, de la paix, des femmes, en plus, bien sûr, de la grande victoire socialiste comme telle. Elle passait également dans la compagnie des grands de ce monde, introduite par sa généalogie sudiste impeccable, et par des alliés influents, séduits par son intelligence extraordinaire, tels, Mark Twain, Alexander Graham Bell, et même Albert Einstein. Dans un mot, pendant aux moins deux générations, le nom d’Helen Keller fut offert, partout, en synonyme de détermination et de réussite dans la face d’obstacles infranchissables. Et à la fin, dépassant nettement cette niche d’intérêt spécifique, sa vie était présentée en exemple, non seulement aux handicapés, mais à l’ensemble des enfants sur les bancs d’école, autour du monde.

— Son credo spirituel

Pour introduire le personnage, et pour donner une idée des sentiments publiés, qui avaient tant touché, et inspiré, la société de son époque, l’on trouvera ci-bas un court extrait écrit par Helen Keller, dès 1903, à l’age de vingt-trois ans. Dans cet extrait on reconnaît déjà sa maîtrise de l’espace littéraire; et sa capacité, dans un minimum de mots, de traiter plusieurs sujets en même temps, à la fois directement, et par évocation indirecte. Il en résulte, un parfait mélange d’émotion et d’intelligence, finement calculé pour contourner (dans des formulations délibérément inusités) les premières défenses du préjugé et de l’opinion; calculé, enfin, à poser son empreinte, profondément, dans les esprits les moindrement réceptifs.

Dans le cas présent, elle s’éloigne de son personnage premier, de fille miracle indomptable, pour aborder la question (tant importante dans les discours sociaux de son époque) des sentiments religieux. Et à cet effet, sans directement prononcé le mot “socialisme”, elle parvient, tout de même, à dépeindre son marxisme radical, bien connu, dans des teints des plus inclusives, en construisant un pont délibérément vague entre toutes les croyances alors coexistantes (dans une manière caractéristique de l’Avant-Garde d’antan, et précurseur des tendances, politico-spirituelles, reprises dans les années 1960 sous le nom de « Nouvel-Âge ») :

Helen Keller à vingt-trois ans (1903):

“J’ai confiance, et rien qui survient ne peut troubler cette confiance. Je reconnais la bienfaisance de cette puissance suprême que nous vénérons tous — L’Ordre, Le Destin, le Grand Manitou, La Nature, Dieu. Je discerne ce pouvoir dans le Soleil, qui fait tout pousser et qui soutient la vie. J’en fais de cette puissance indéfinissable une amie, et tout de suite, je me sens joyeuse, brave, et prête pour toute éventualité que le Ciel puisse me décréter. Voilà ma religion d’optimisme….”

Sans contredire, nous sommes tous chanceux, de vivre dans un monde qui ait été touché par une personne dont l’humanité, tant profonde, sort de façon si éloquente de chaque page écrite ! Mais nous sommes chanceux, aussi, dans notre étude de l’euthanasie, de pouvoir citer un individu qui réunissait, à la fois, le caractère d’handicapé lourd et celle de promoteur (et même d’inventeur) des politiques euthanasiques progressistes, à l’aube du vingtième siècle. Or, en considération du prestige qui lui soit accordé, même aujourd’hui cent ans après les faits, je crois que cela mérite pleinement l’espace et l’énergie nécessaires, pour regarder ses propositions en détail; et d’utiliser son personnage pour présenter, dans leurs grandes lignes, les idées à la mode en matière d’euthanasie enfantine, devenues alors, le cheval de bataille préféré des enthousiastes de cette cause.

Mais bien plus encore, au-delà de la mode eugéniste originelle, et au-delà de la question ponctuelle de l’infanticide, Helen Keller nous a légué une description suffisamment compréhensive pour nous situer parfaitement devant l’ensemble de ce mouvement centenaire vers une véritable médecine de la mort. Car ce que nous avons sous la main, ici, n’est rien de moins qu’une carte universelle, pour comprendre les contours logiques de tout le programme euthanasique d’inspiration collectiviste et utilitaire: dans les spéculations de son époque; dans les débordements malheureux que nous serons, sous peu, obligés à répertorier dans la suite du vingtième siècle; et surtout (au cas où nous y regarderions avec suffisamment de candeur) dans la trame de notre propre époque.

— Un jugement inévitable et vivement attendu

Considérant, le profile unique de Mlle Keller; considérant, surtout, sa position de conférencière et d’auteur de premier plan au sein du mouvement Américain, progressiste et marxiste-internationaliste : il était à peu près inévitable qu’elle eut éventuellement été obligée à se prononcer au sujet général du mouvement eugénique, et plus particulièrement, à l’égard des propositions eugénistes plus musclées comme celle de l’euthanasie. Il y avait, également, des circonstances fortuites réellement extraordinaires qui conspiraient vers ce fin, du fait que son mentor et protecteur, Alexandre Graham Bell, avait été l’un des premiers sommités du mouvement (avant même que le mot « Eugénie » était retenu pour le décrire). Car celui-ci poursuivait des recherches doubles — d’éleveur amateur de bétail, et de chercheur dans le domaine de l’éducation des sourdes– qui lui avait vite suggéré que la façon la plus efficace de combattre la surdité, en phénomène global, serait d’empêcher, tout simplement, la reproduction des sourds.

Il serait facile d’imaginer, alors, avec quel intérêt (tempéré possiblement d’une certaine trépidation) les intellectuels de la mode progressiste aient attendu l’énoncé de leur célèbre sœur prodige !

— L’infanticide eugénique se présent en discussion publique

L’occasion ponctuelle s’est présentée en 1915, au cours de la deuxième année de la Première Guerre (mais toujours deux ans avant l’entrée des États-Unis dans ce conflit). À ce moment, Helen Keller avait 35 ans et se trouvait au sommet de ces capacités et de son influence. Le contexte exact concernait une controverse autour des agissements d’un certain Dr Harry J. Haiselden (1870 – 1919) qui ne cherchait pas à cacher (qui cherchait au contraire de publier largement et avec sensationnalisme) le fait qu’il avait facilité la mort de plusieurs enfants difformes, notamment en refusant de fournir les traitements et les chirurgies requis pour les maintenir en vie. Il avait même, quoique plus tard (1917), participé à la production d’un film sur le drame des enfants handicapés, le Black Stork (la Cigogne Noir), dépeignant l’existence de ces derniers comme un fléau visité sur les familles, et sur la société entière. Ce film comportait, notamment, des images choquantes qui dépassèrent nettement le seuil de tolérance généralement admis; et véhicula sa conviction personnelle voulant que la meilleure solution, dans de tels cas, réside dans la mort de ces enfants, prodiguée en devoir moral par la société.

— Ce que proposa Mlle. Keller : des “Jurys” de médecins

La lettre de Helen Keller, à l’appui de cet apôtre de l’euthanasie (The New Republic, 18 décembre, 1915), était en tout point ce que ses amis progressistes et eugénistes aient pu espérer de mieux. Elle ne s’y contenta pas, uniquement, de donner raison au Dr. Haiselden dans ce cas précis qui avait suscité tant d’émotions dans la presse publique. Au contraire, elle avait aussi l’audace de présenter l’ébauche d’un plan compréhensif qui permettrait, à la collectivité, de se protéger systématiquement contre tous les dangers– génétiques, morales et financières — que la survie des bébés anormaux (et par extension des anormaux de tout genre) ait pu lui infliger.

Selon la proposition de Mlle Keller, chaque enfant naissant (ou au moins chacun qui présente des anomalies importants) passerait, par obligation, devant un « Jury » de médecins dont le mandat serait de représenter les intérêts de la collectivité, et qui décide dans chaque cas, si l’enfant mériterait de vivre, ou au contraire, devrait mourir pour le bien de tous.

Helen Keller épousa, ainsi, le premier principe de l’euthanasie, voulant qu’il existe des êtres pour lesquels la mort serait objectivement préférable à la vie. Mais elle ne se cantonna pas frauduleusement sur le seul terrain de la compassion. Car elle se montre, en plus, assez courageuse pour reconnaître franchement le corollaire logique qui devait inévitablement en résulter dans tout régime de santé collectif  (un régime seulement en voie de se préciser, théoriquement, par les socialistes de l’époque), soit : dans la mesure que des ressources publiques étaient requises pour soutenir la survie d’êtres déficients, la responsabilité de décider du sort de ces personnes reviendrait au pouvoir public, et non au caprice des parents ou des familles (ni bien-sûr, aux intérêts propres aux enfants concernés). Dans d’autres mots : l’État collectiviste n’investirait pas dans la survie de personnes non-rentables. Tout au plus, Mlle Keller en fit une exception de tactique nécessaire, pour les familles fortunés qui aient pu intervenir à leurs frais propres; mais la société, elle, ne serait, dans aucun cas, tenue de fournir son assistance.

— Un énoncé franc, d’intention passée, qui semble maintenant animer des projets présents, et futurs

Admettons que cela fut une proposition assez radicale (même si l’on reconnaît la lucidité, spéculative et audacieuse, propre aux premières esquisses de ce qui pouvait être la vie collective dont rêvaient Mlle Keller et sa génération). Mais il y a beaucoup de principes révolutionnaires, trop osés sur le coup, qui traînent pendant longtemps sans s’accomplir, mais sans perdre entièrement leur influence pour autant. Tel serait, par exemple le cas des unions libres (et la déconstruction conséquente de la famille nucléaire) qui aient été tant affectionnés par les théoriciens de la Révolution Française (et qui aient été continuellement repris, aussi, par les tendances marxistes). Certes, nous pouvons toujours constater un attachement majoritaire aux principes (sinon aux formes) du mariage exclusif (et cela après deux cents ans de propagande ciblé), mais l’idéal concurrent d’une parenté collective (et non personnelle) a clairement porté conséquence dans l’intérim. Or de la même manière : mème s’il serait toujours raisonnablement rare de voir des intellectuels qui réclament, ouvertement, un pouvoir de vie et de mort systématiquement exercé, par l’État, sur l’ensemble des enfants naissants (selon la proposition d’Helen Keller) — la réalisation pratique de ce paradigme se trouve (dans maints pays) en progression très nette de nos jours.

Or, à ce moment précis de l’histoire (1915), cette idée d’infanticide sélective s’est vue particulièrement bien reçue, et assez largement appuyée, non seulement parmi les intellectuels théoriciens, mais dans les grands débats des journaux également ; et non seulement en spéculation pure, mais aussi, dans la pratique provocatrice de médecins comme le célèbre Harry Haiselden. Alors, pour mieux comprendre notre sujet (et pour mieux comprendre la montée actuelle de phénomènes semblables) Il faudrait tenter, d’abord, de comprendre ce qui pouvait se trouver dans l’essence du temps observé; qui ait pu favoriser l’avancement de telles propositions radicales, présentées comme des prescriptions raisonnables de société.

Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Deuxième : Sous l’ombre de l’euthanasie — Partie C : L’euthanasie et l’idéologie — Section II : Une description des sources idéologiques de l’euthanasie en Occident — Chapitre: 1915, année propice pour le sentiment eugéniste: Une dévalorisation générale de la vie; Des chefs à caractère intransigeante)

Isaac épargné par Jéhovah : La première ébauche d’une notion de vie sacrée, ou de valeur intrinsèque

(Tome Deuxième : Sous l’ombre de l’euthanasie — Partie C : L’euthanasie et l’idéologie — Section III : Le patrimoine philosophique ancestral : le caractère sacré de la vie ; la valeur intrinsèque de l’individu humain ; les origines divines de « l’égalité » politique — Chapitre : Isaac épargné par Jéhovah : La première ébauche d’une notion de vie sacrée, ou de valeur intrinsèque)

Le sacrifice d’Isaac, vitrail du seizième siècle, église de la Madeleine de Troyes

— Où un idéal d’amour se substitue pour celui de la terreur

L’un des histoires bibliques parmi les plus citées, et les plus enseignées (c’est à dire l’un des joyaux les plus célébrés de l’ensemble religieux Judéo-chrétien) est celle du sacrifice d’Isaac par son père Abraham (autour de 2000 ans av. J.-C.), un sacrifice ordonné d’abord, et empêché ensuite, par la volonté suprême de Jéhovah, Dieu des Juifs.

Brièvement raconté, Dieu ordonna à Abraham, père, de faire preuve de sa foi (et de son obéissance), en sacrifiant son fils Isaac. Abraham, en fidèle inconditionnel, et en dépit de sa détresse personnelle intense, se prépara à obéir. Or, au dernier instant, Dieu lui ordonne de retenir sa main.

Parmi les leçons attribuées à cette histoire se trouve une prise de conscience, extrêmement radicale pour l’époque, au sujet de la valeur intrinsèque de la vie humaine. Car nous voyons, ainsi, le maître de l’univers dépeint comme une personnalité qui ait pu accorder de l’importance aux sentiments d’Abraham, et par extension, à la vie d’Isaac. L’histoire d’Isaac, alors, sert de repaire littéraire pour fixer, dans l’imagination populaire, une vision de Dieu où l’amour, et non la terreur, fournit le véhicule principal par lequel s’exprime la puissance divine. Or, cette idée se présenta en nouveauté presque inouïe à l’époque décrite (ce qui explique la place unique de ce récit perçu en artefact de l’intellect humain).

— Le sacrifice, le sacrifice humain, et le sacrifice des enfants

Rappelons que l’une des buts principaux des pratiques religieuses de l’antiquité fut la propitiation des puissances surhumaines, et que les sacrifices de tout genre prenaient une place prééminente dans cet effort. Avec le temps, la nature des dons est devenue plus pratique, comme la consécration des argents aux bonnes œuvres. Mais à l’origine, cela n’a pas été ainsi. Au départ, sacrifier signifia vraiment renoncer à la jouissance des biens cédés, et ce, à l’avantage personnel, et exclusif, des dieux. À cette fin, des vins et des huiles furent versés à terre; la viande de bêtes victimes (ainsi que d’autres produits alimentaires et des objets de grande utilité) furent brûlés; des pierres et des métaux précieux furent jetés à l’eau, ou au fond de gouffres insondables.

Au premier niveaux, il s’agissait simplement de faire cadeaux, au surhumain, de ce que l’on possédait de plus précieux. Mais une analyse plus sophistiquée suggère que de vrais dieux ne pouvaient, que très difficilement, se croire enrichis par les pauvres dons de leurs serviteurs; et alors, un raisonnement plus subtil émergea, voulant que le plaisir du récipient (et donc l’avantage potentiel du suppliant) résidait plutôt dans la contemplation des souffrances infligées sur ce dernier par les pertes encourues. Cette logique aboutit, aussi, dans grand nombre de régions géographiques, à la pratique de sacrifices humains; et en dernier lieu, quand accueillis aux véritables extrémités, quand menacés d’extinction et cherchant impérativement les moyens les plus radicaux pour solliciter l’intervention divine, plusieurs avaient poussé cette logique jusqu’au sacrifice des enfants, par leur propres parents.

Voilà, enfin, ce qui explique la plausibilité universellement admise, jadis, de l’épreuve d’Abraham, imposée par Jéhovah.

— Le portrait atroce d’une divinité friande des souffrances humaines

Mais voila, aussi, une vision très négatif de la caractère des personnalités divines, et par extension, de l’univers sous leur contrôle. Car en admettant l’aspect sublime de la soumission du dévote, qui sacrifie son enfant dans l’affirmation d’un assujettissement inconditionnel, nous admettons, également, le portrait d’une divinité qui puisse prendre plaisir dans la flatterie de tels gestes atroces, imbus de pathos et de tragédie.

“Comme des mouches auprès de garçons cruels, ainsi sommes nous auprès des dieux. Ils nous tuent pour leur divertissement”.

Tel furent les paroles prononcées dans la bruyère déserte, par le Comte de Gloucester, aveuglé et abandonné par ses ennemis (Le Roi Lear, Acte IV, Scène 1, Wm. Shakespeare, 1606). Ce sont des paroles qui font délibérément écho aux sentiments exprimés tout au long des poèmes épiques d’Homère, l’Iliade et l’Odyssée (composés vers l’an 700 av. J.-C.), où l’on trouve, également, un récit semblable (repris subséquemment par Euripide, 480 – 406) au sujet du sacrifice ordonné par le roi Agamemnon, de sa fille Iphigénie (pour sollicité de la déesse Diane-Artémis un vent favorable, qui dirigerait la flotte grecque vers la côte de Troie).

— Quelle caractère afficherait l’être véritablement “divin” ?

Nous nous apercevons, ainsi, d’un désaccord profond au sujet des caractéristiques qui expriment la supériorité de l’être divin : Est-ce que celles-ci seraient simplement la puissance brute et l’expression amorale de cette puissance ? Ou consisteraient-elles, plutôt, dans l’expression d’une bonté dépassant celle de l’homme dans la même mesure ? Or, la spéculation persistante autour de cette controverse n’a pas été sans conséquences, car l’image courante de la caractère idéalisée du déité, et celle des chefs parmi les hommes, allant du plus grand roi impérial au simple père de famille, se confondait dans l’esprit des dépendants au point de ne faire qu’une seule. Alors force intransigeante, cruelle et capricieuse ? Ou générosité, respect et affection ? Lesquels indiqueraient le chef supérieur ? Lesquels procureraient plus efficacement la cohésion social nécessaire pour favoriser l’éclosion du bonheur général ? Et encore : est-ce que le bonheur du peuple eût dû, sous aucune considération, influencer les comportements des rois, et des dieux ?

À ce sujet, l’historien, et philosophe politique inimitable, Nicolo Machiavelli (1469 – 1527) arriva à la conclusion célèbre et implacable : “Il est plus sûr d’être craint que d’être aimé” (Le Prince, 1513). Nombreux, aussi, furent les seigneurs, avant et après ce temps, qui suivirent cette consigne éthique. Pourtant, dans la période chrétienne de la Renaissance (et par la suite), Machiavelli, quoique étudié par tous, se trouvait, en même temps, universellement désavoué (au point où son nom ait été converti en adjectif, dont l’emploi, à l’endroit de personnes et de politiques, signifie une absence totale de sens éthique. Dans la période des empires de l’antiquité, cependant, là où se situe l’histoire d’Issac, il en était tout autrement. Car cette civilisation se fondait sans apologie sur l’assujettissement et l’esclavage, non d’individus seulement, mais de peuples entiers, sous la direction de tyrans et de sous-tyrans dont la position, vis-a-vis du peuple, été ouvertement prédatrice. Et c’est ainsi que les contemporains disait, dans toute simplicité, que la terre “grondait”, en particulier, sous le joug Assyrienne.

Ce transfert écrasant de biens, et de personnes, avec la répudiation de toute prétention à la dignité humaine, se faisait sous l’application immédiate, personnelle, et arbitraire, d’une violence qui suffisait à elle-même. Aussi, la lutte des tribus fut conçue comme la lutte des dieux auxquels elles témoignaient obéissance. Donc, au sein des cultes de la Mésopotamie, et des empires subséquents, la dominance de chaque ville successive était consacrée, dans l’imagination populaire, par la dominance réinventée de leur déités locales. Sans contredire, alors : l’emphase dans toute description du divin se plaçait, à cette époque, sur l’attribut pouvoir; et ainsi en était-il, aussi, pour les chefs humains, dont plusieurs réclamèrent, eux-mêmes, le statut de dieu-vivant.

Naturellement, en ce faisant, ces chefs affichaient une forte tendance vers l’extraction intransigeante de sacrifices, aussi humiliants que blessants, auprès de leurs sujets.

— Des rois qui se prétendaient dieux

Une description saisissante de ces comportements tyranniques, modelés sciemment sur les attentes courantes au sujet des exigences divines, nous parvient de la période classique de la littérature grecque, sous forme d’un court extrait tiré des “Histoires” d’Hérodote (480 – 425 avant J.-C.), qui raconte la réaction de Xerxès I (“Grand Roi” Perse, né 519, roi 486 – 465), devant une requête personnelle émanant de l’une des personnes les plus dévouées de son entourage, Pythius, le lydien.

” … « Seigneur, je souhaiterais une grâce ; daignerez-vous me l’accorder? c’est peu pour vous, c’est beaucoup pour moi. »

Xerxès, s’attendant à des demandes bien différentes de celles qu’il lui fit, lui promit de lui tout accorder, et lui ordonna de dire ce qu’il souhaitait. Alors Pythius, plein de confiance; lui répondit :

« Grand Roi, j’ai cinq fils. Les conjonctures présentes les obligent à vous accompagner tous dans votre expédition contre la Grèce. Mais, seigneur, ayez pitié de mon grand âge. Exemptez seulement l’aîné de mes fils de servir dans cette guerre, afin qu’il ait soin de moi, et qu’il prenne l’administration de mon bien. Quant aux quatre autres, menez-les avec vous, et puissiez-vous revenir dans peu, après avoir réussi selon vos désirs. »

« Méchant que tu es », lui répondit Xerxès indigné, « je marche moi-même contre la Grèce, et je mène à cette expédition mes enfants, mes frères, mes proches, mes amis, et tu oses me parler de ton fils, toi qui es mon esclave, et qui aurais dû me suivre avec ta femme et toute ta maison ? … Ta générosité à mon égard te sauve la vie à toi et à quatre de tes fils; mais je te punirai par la perte de celui-là seul que tu aimes uniquement. »

Après avoir fait cette réponse, il commanda sur-le-champ à ceux qui étaient chargés de pareils ordres de chercher l’aîné des fils de Pythius, de le couper en deux par le milieu du corps, et d’en mettre une moitié à la droite du chemin par où devait passer l’armée, et l’autre moitié à la gauche.

Les ordres du roi exécutés, l’armée passa entre les deux parties de ce corps…”

— Des effets sociaux, profonds, dû au récit iconique du sacrifice d’Isaac

Il serait toujours périlleux de créditer, sans réserve, un récit qui nous parvient du lointain passé, et cela même sans témoin oculaire (Hérodote étant né, à peine, lors de l’invasion de la Grèce). Pourtant, que la véracité de son histoire soit exacte dans ce détail, romancée, où d’ordre seulement apocryphe, il nous transmet une perception largement partagée des comportements seigneuriaux, attendus à l’époque, dont le récit biblique, des actions de Jéhovah à l’égard de Abraham, se démarque si radicalement. Or, voilà, de nouveau, qui explique l’importance cruciale (et la survie multimillénaire) de ce dernier.

Pour les fidèles simples, l’histoire d’Abraham et d’Isaac, ne faisait qu’expliquer pourquoi leur peuple (très possiblement à la différence des tribus voisines) ne pratiquait pas de tels sacrifices humains. Dans un mot : leur Dieu l’avait ordonné ainsi. Mais au-delà de cette évidence, les fidèles, qui écoutaient rituellement la répétition de ce conte, de génération en génération, furent appelés, aussi, à contempler cette question, tant importante, de la caractère morale propre à tout être qui se prétendrait “divin”. Serait-ce un Dieu cruel, qui exigerait le sacrifice d’enfants, en cadeau flatteur ? Ou encore, un Dieu de compassion qui nous défendrait de tels excès de désespoir ? L’histoire d’Isaac nous enseigne (c’est à dire elle nous donne l’opportunité de croire) que ce soit cette dernière réponse la bonne. Et cette croyance produisit, infailliblement, à son tour, des effets de société parfaitement tangibles.

Revenons, à cet égard, aux rois, aux chefs de tribu, et même aux pères de famille, dont l’état, dans la routine de l’obéissance quotidienne, était naturellement apparenté au statut divin. Comment devaient-ils se comporter devant cette exemple ? Lesquels de parmi eux, face aux attentes ainsi insufflées au peuple, pouvaient espérer jouir d’une autorité légitime, et bénéficier des serviteurs les plus dévoués ?

Or, sans changer la nature humaine pour autant (et sans enrayer les outrages évidents du passé) : cette recognition embryonnaire d’une valeur intrinsèque à la vie humaine — introduite en forme de “bijou” religieux, il y quatre milles ans — n’a jamais cessé de produire des effets sociaux, des plus précieux.

Aussi (fait très révélateur) : les épisodes les plus lamentables de notre histoire récente — soit les excès abominables des régimes marxistes (passés et actuels), ainsi que le Reich nazi des années trente, et quarante — furent le fait de personnes qui rejetaient (voire: rejettent) explicitement cette idée, et qui travaillaient (travaillent) assidûment pour supprimer les artefacts, les habitudes — et ultimement les personnes — dont elle dépend pour se propager.

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Frustré dans sa première tentative de traverser l’Hellespont, Xerxès I ordonne le châtiment des eaux de mer, tenus par lui responsable. gravure 1909

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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Deuxième : Sous l’ombre de l’euthanasie — Partie C : L’euthanasie et l’idéologie — Section III : Le patrimoine philosophique ancestral : le caractère sacré de la vie ; la valeur intrinsèque de l’individu humain ; les origines divines de « l’égalité » politique — Chapitre : Le Décalogue (ou Dix Commandements) : Le point de départ pour une véritable morale catégorique, de confession personnelle)

La médecine de la mort

(Tome Deuxième : Sous l’ombre de l’euthanasie — Partie B : L’euthanasie et l’économie — Section III : La médecine de la mort)

Chapitre : Où la mort est activement privilégiée pour répondre aux intérêts budgétaires

— Des explications rendues nécessaires par la tournure du discours

C’est contre cet arrière-fond d’analyse économique, et contre ce portrait de la pratique médicale, traditionnelle et courante, que nous devions enfin placer la montée actuelle des pressions politiques en faveur d’un usage maximal de l’euthanasie, justifiée en fonction de critères médicaux objectifs, et redéfinie en intervention médicale bénigne.

Avant de commencer, cependant, je tiens sincèrement à préciser que je n’ai aucunement l’intention d’argumenter, indirectement, contre le statut légal de l’euthanasie, en agitant une vision d’épouvantail apocalyptique au sujet de son implémentation. Pas du tout. Le sérieux du sujetexige un traitement beaucoup plus pondéré. Pour vrai dire, d’ailleurs, je suispersonnellement résigné devant la nécessité, apparente, d’accommoder les désirs d’une minorité sciemment suicidaire, dont les motivations, quand-même bien qu’elles restent toujours cachées dans les voiles opaques de la mystère subjective, sont non moins puisées dans la spécificité profonde de la personnalité humaine. Aussi, suite à toutes les révolutions récentes dans les mœurs collectives, ainsi que cet éclatement manifeste qui semble avoir détruit toute unanimité autour de ce que l’on appelait jadis la « moralité publique » : il serait fortement à souhaiter que nous eussions appris, à la fois, la futilité et l’impertinence, de nous opposer des refus catégoriques. Beaucoup plus modestement, ce que je désire accomplir, ici, se résume simplement à exposer les dérapages réels, et prévisibles, qui doivent accompagner une telle innovation mal appliquée ; car mon but ne serait que d’en atténuer les pires excès.

Mais avec cet appel à l’indulgence du lecteur, qui s’est montré jusqu’à ici suffisamment généreux pour parcourir ces lignes, je me sens quand-même obligé à exposer ce que j’appréhende comme les pires aboutissements possibles de notre démarche actuelle, en imaginant que nous nous obstinerions, réellement, à associer la justification de ces suicides subjectifs à l’objectivité de la science médicale ; et de par la même incohérence conceptuelle, d’imposer la responsabilité et l’exécution de ce programme homicide sur les professionnels de notre régime publique de santé.

— Un emploi systématique de l’euthanasie pour fermer les dossiers à bon marché

Or, d’après l’opinion présente, il faudrait simplement comprendre, à ce sujet, que nos médecins, tachés comme ils le sont de faire la répartition des soins (ce qui signifie aussi la répartition des argents) disposent maintenant d’une nouvelle option thérapeutique –la mort– dont le coût comparatif est dérisoire. En tout simplicité, alors, il me semble impossible, dans ce contexte de livraison publique des services médicaux, caractérisé par un conflit irréductible entre les intérêts de l’état-fournisseur et ceux du citoyen-client (le tout aggravé, encore, sous le signe d’une crise budgétaire visiblement permanente) il me semblerait impossible … disais-je… d’échapper à la conviction profonde que la tentation d’utiliser cette option (ainsi que la tentation d’en élargir progressivement le champ d’utilisation) sont devenus irrésistibles.

Sans dramatiser, encore, force serait d’admettre qu’un dénouement final, produit par la mort provoquée du patient, s’avère beaucoup moins onéreux que l’investissement de ressources importantes, dans la quête d’une guérison illusoire, ou encore, simplement dans le maintien statique du patient sous surveillance médicale pour une période indéterminée. Ainsi, tous les intervenants dans l’industrie, et surtout les médecins traitants, sont conscients du fait qu’une minorité des patients, ceux qui présentent les défis les plus lourds et sans issue prévisible, font des demandes sur les fournisseurs des soins (et dans le temps professionnel, et dans les ressources technologiques), qui peuvent sembler tout à fait disproportionnelles aux résultats escomptés.

Dans les termes les plus crûs : l’efficacité et la rentabilité des unités typiques de soins médicaux seraient clairement avantagée par la disparition simple des cas lourds. Et du moment qu’une voie soit ouverte à l’euthanasie, les effets économiques, positifs, de ces fatalités ne peuvent être ignorés.

— Quelque chiffres approximatifs pour illustré la magnitude des épargnes potentielles

Selon le principe économique surnommé la loi de Pareto (Joseph Juran, 1904 – 2008), quatre-vingt pourcents des effets sont habituellement produits par seulement vingt pourcents des causes. Or, en étudiant l’ensemble des soins-santé, il semblerait, effectivement, que 20 pourcents des patients, seulement, consomment 80 pourcents des soins. En théorie, donc, l’euthanasie de ces patients pourrait généré des épargnes équivalentes, de 80 pourcents ! De plus, parmi la population restant, il est estimé que la moitié des coûts médicaux survient dans la dernière année, ou deux, de vie. La renonciation généralisée à cette dernière période difficile et coûteuse, donc, permettrait la libération de la moitie des ressources présentement consacrées à ce groupe. Et, si l’ on combine ces deux stratégies (de refuser les soins aux cas lourds, et de retirer les soins aux autres quand ils s’approchent de la dernière année), l’épargne serait, grosso modo, de quatre-vingt pourcents en partant, plus la moitie du restant (soit encore dix pourcents), pour une économie totale de quatre-vingt-dix pour cents par rapport aux dépenses curatives actuelles!

Encore faut-il s’en souvenir que ce ne sont que des calculs très approximatifs, mais ce sont, aussi, des sommes trop importantes pour ignorer; et pour cette seule raison, d’économie publique, nous pouvons être assurés que de telles réflexions ne disparaîtront pas sans conséquences. Même personnellement (et en dépit de mon rejet avoué de la médicalisation du suicide), je doit reconnaître un certain enthousiasme, qui s’est progressivement immiscé dans le ton de ce récit, et bien à mon insu. Car qui, au juste, pourrait rester entièrement indifférent à l’efficacité élégante d’une solution industrielle capable de produire des économies de 90 % ? Après tout, tel est l’intérêt administratif sans déguisement; et par extension, tel est l’intérêt (perçu) des jeunes contribuables encore confiants dans la conviction complaisante qu’ils seront toujours jeunes, et qu’ils décéderont sûrement (n’en déplaise aux statistiques contraires) d’une mort subite. Tel, enfin, est l’intérêt ponctuel de tous ceux qui se croient capables d’éviter le dépérissement inévitable du vieillissement, ainsi que les menaces chroniques que seule peut tenir en laisse un traitement curatif assidu et prolongé; de ceux qui croit, au pis aller, “en finir rendu là”, en invoquant une mort précoce, administrée dans la “dignité”.

— Une nécessité déplaisante de reconnaître la route entamée

Personne ne peut nier qu’un tel programme d’euthanasie systématique serait d’une férocité utilitaire apte à faire rougir même les eugénistes du vingtième siècle. Cependant (et tel que rappelé à quelque reprises à travers ce texte) : ce n’est pas nécessaire d’épouser franchement les bases idéologiques, d’une politique donnée, pour bénéficier passivement de son accomplissement; et la plus commode des stratégies politiques consiste, toujours, à faire passer l’intérêt, pour la vertu. Or, le système présentement inauguré, de suicides autorisés en fonction de critères médicaux (et surtout l’euthanasie présentée franchement en soin), fournissent précisément la justification théorique requise pour permettre aux médecins/administrateurs, utilitaristes, de faire la promotion systématique de l’option euthanasique, et d’en augmenter au maximum l’impact économique.

En proposant l’euthanasie comme un choix souverain, par exemple, et en ouvrant ce choix à des patients non-mourants (tel que cela se fait au Canada), il devient possible de solliciter la réalisation de ce choix chez grand nombre de patients. Sans doute ! Car les difficultés vécues par cette clientèle sont très réelles, et les ressources y accordées sont assez limitées. Considérons, alors, l’effet de cette nouvelle révérence, institutionnellement témoignée, de “respect” devant le désir suicidaire, substituée, celle-ci, pour des efforts sincères de prévention de suicide (et accompagnée, très possiblement, par une nouvelle indifférence cynique à l’égard des conditions de vie des personnes dépendantes). Considérons, aussi, le bénéfice pécuniaire quand une option de suicide médical est présentée à l’endroit de personnes qui se découvrent subitement en proie à des maladies inguérissables, et que l’euthanasie peut être administrée dès le diagnostic. Considérons, en plus, la prescription positive de l’euthanasie, présentée comme la meilleur des options thérapeutiques disponibles, et ce, non seulement auprès de personnes typiquement soumises aux recommandations de l’autorité médicale, mais bien aux personnes entièrement incapables de consentement. Considérons, enfin, ce principe appliqué aux enfants, là où l’emprise de l’autorité est au plus fort, et où la durée prévisible des soins (c’est à dire l’épargne éventuellement réalisée) serait la plus importante. Imaginons le tout, justifié sous le manteau de l’autonomie (pour les uns) et de la miséricorde (pour les autres). Nous constaterions, alors, qu’il y ait de grandes économies possibles, pour maints professionnels et administrateurs, sans encourir ouvertement l’opprobre de s’afficher en utilitariste. Pourquoi alors, ne pas accueillir avec gratitude de telles économies pour la bourse publique ?

— Une simple (mais puissante) note de caution : des motivations normalement inexpugnables de la caractère humaine

Bien sûr, je ne me ferais pas soudainement l’apôtre de la mort, rationalisée et rentabilisée, en exercice d’hygiène publique; seulement, je dois en bonne conscience reconnaître que l’idée est rationnelle. Elle n’est pas du tout ridicule; elle s’appuie sur une longue tradition légale, sociale, et philosophique, ayant des racines profondes dans la passé et toujours actives dans notre présent; elle serait, donc, impossible à écarter sans y accorder une attention sérieuse. Surtout, dans un tel contexte de polémique inachevée, l’argument moralement neutre de l’avantage économique prend une importance indéniable. Car sans changer ou améliorer les arguments en faveur de la mort médicalement assistée, dans leur dimension éthique et sociale, le contexte économique semblerait rendre l’acceptation de ces phénomènes pragmatiquement plus attrayante.

Et pourtant, rien n’est aussi simple, dans cette matière, qu’il nous ait pu paraître. Car il existe, toujours, dans le simple instinct de survie, une motivation personnelle tout aussi (et encore bien plus) forte, que l’adhésion aux apparents intérêts financiers de la collectivité ; une motivation, enfin, qui milite résolument à l’encontre de cette médecine de la mort utilitaire.

À suivre …

Une tradition médicale d’homicide : où l’occasion fait le larron

(Le Livre en devenir — Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie C : l’euthanasie et la médecine — Section IV : Hippocrate bis — Sous-section IV b) : La médecine perçue de la coté obscur — Chapitre : Une tradition médicale d’homicide : où l’occasion fait le larron)

Roméo et Juliette: Acte 5, Scène 1 — Roméo achète du poison chez l’apothicaire. Illustration de John Gilbert (1817 – 1897)

— Un chavirement soudain, du paradigme traditionnel, qui exposa des dissidences préexistantes

J’ai affirmé, plus avant, que le sentiment largement majoritaire chez nos professionnels de la santé, notamment des médecins et des infirmières, ainsi que les corporations professionnelles qui prétendent les représenter, était uniformément malaisé, sinon franchement réfractaire devant le prospect d’une médicalisation du suicide ; et opposé, encore plus, à l’institutionnalisation appréhendée de l’euthanasie. Il apparaîtrait assez clairement, donc, que s’ils avaient pu ne consulter que leur propres préférences, les professionnels de la santé, pris dans leur ensemble, n’auraient rien aimé de mieux que de se conformer encore aux préceptes traditionnels de la médecine hippocratique, les enjoignant, d’abord, à éviter de faire du tort aux patients sous leur surveillance, et en particulier, à refuser toute intervention mortelle.

Il est vrai que la rapidité, avec laquelle les corporations représentatives changèrent de position dans cette matière, a surpris plusieurs, et semblait donner au tout un parfum de légitimité. Cependant, tel serait, plutôt, un simple attribut du fonctionnement par consensus politique qui caractérise la bureaucratie monopoliste de la Santé publique. Face, en particulier au jugement Carter en 2015 (affirmant que la prohibition du suicide assisté fut inconstitutionnelle), une certaine perception d’inévitabilité politique a subitement fait basculer les allégeances, non seulement parmi les élus, mais au sein des instances médicales, également.

Par contre, il faudrait aussi reconnaître franchement qu’il existait, depuis toujours, des médecins influents (quoique minoritaires), qui se sont occasionnellement faits les champions théoriques du droit au suicide assisté, et même de l’euthanasie. De plus, cette faction visible, s’est trouvée concrètement soutenue par un noyaux dur — moins politisé peut-être (et certainement moins visible) — mais d’autant plus actuel, de par le fait qu’il se soit adonné activement aux pratiques homicides, dans la clandestinité, parmi tout le temps de l’hégémonie officielle de la morale traditionnelle. Car tel que précisé précédemment : les racines de ces pratiques étaient ancrées tout aussi loin dans l’histoire médicale (et même bien plus loin) que ne fût leur abjuration.

— La distinction hippocratique se précise dans des spécialisations commerciales mutuellement avantageuses

À l’origine, donc, la doctrine d’Hippocrate ne définissait pas la pratique médicale. Beaucoup plus modeste d’effet, elle ne servait qu’à tirer une distinction professionnelle, entre cette nouvelle faction de proto-médecins — ceux qui s’adhéraient volontairement à l’idéal de son fondateur présumé — et le restant des prétendants aux pouvoirs guérisseurs : ceux qui préféraient continuer leur pratique à l’intérieur de cette promiscuité de buts moralement contradictoires, typique, depuis le début des temps, du métier des guérisseurs/sorciers. Nous avons également noté l’effet produit par la mise en valeur de cette distinction, là où ça compte le plus, c’est à dire, dans les rapports du marché professionnel, où l’abjuration des gestes homicides, dans la mesure qu’elle eût calmé la méfiance naturelle du patient — démuni, apeuré, et vulnérable — jouait en faveur des disciples d’Hippocrate.

Mais là encore, il est dans la nature des marchés des services, que les niches spécifiques se définissent de façon de plus en plus détaillée. Avec le ralliement progressif des médecins au standard hippocratique, ceux qui se permettaient toujours à passer outre à la nouvelle doctrine gagnèrent, éventuellement, de ce fait même, leur propre avantage de spécialisation commerciale. Or, à la fin : la distinction hippocratique permit une mise en valeur ouverte des différents services offerts, qui agissait ultimement au bénéfice des uns comme des autres.

De plus, faudrait-il avouer que l’ensemble des adversaires (d’Hippocrate) ne se constituait pas uniquement de paresseux, de criminels, et de complaisants. Au contraire : nous pouvons en être assurés, chez ces Grecs d’antan — hyper-rationnels, imbus d’une quête idéale de la vertu, amateurs et experts de la polémique — que l’on trouverait des individus prêts, et capables, de formuler à peu près tous les arguments que nous connaissions aujourd’hui (en faveur du suicide assisté et de l’euthanasie), que ce soit d’ordre pratique, ou humanitaire ; et que ceux-là auraient su tourner habillement ces arguments contre ce qu’ils aient très certainement qualifié de naïf, et d’arrogant, dans les prétentions morales des hippocratistes. Ainsi, serait-il raisonnable d’imaginer, parmi eux, l’avancement cohérent d’une autre distinction très sérieuse : entre les interventions homicides de nature purement criminelle, et ceux que l’on prétendrait, sincèrement, procéder de buts moralement défendables.

— Un exemple possiblement utile pour la société contemporaine

Il est apparu, alors, un état de pratique médicale de grande limpidité : où certaines se vouèrent uniquement vers une médecine de guérison, avec tout le bénéfice que cette déclaration d’intention les gagnerait auprès de leurs patients ; tandis que d’autres pratiquaient encore, plus ou moins ouvertement, les interventions homicides (à l’intérieur seulement, des limites de ce que la société environnante eut considéré, autrefois, acceptable).

N’est-ce pas possible, alors, que cet exemple classique, de clarté à travers la différenciation, tel qu’il fût organiquement évolué pendant cette période, puisse utilement informer nos choix, aujourd’hui, dans nos tentatives de réintroduire les interventions homicides dans notre espace social (et cela : sans bouleverser la pratique traditionnelle de la médecine) ?

Car aujourd’hui de nouveau, tout comme à l’antiquité grecque, une vision unique et universellement partagée de la moralité nous ferait évidement défaut.

— Une distinction perdue dans l’unanimité morale de l’Ère Chrétienne

Cependant, pour le bien ou pour le pire, nous sommes maintenant séparés de ce monde largement amoral, par une période de presque deux milles ans passée sous le signe de la moralité absolue ; car avec l’Ère Chrétienne, la suppression vigoureuse de la médecine noire créa une situation toute autre. Bien sûr, il y avait toujours une demande pour les agents homicides, aptes à perpétrer tout l’éventail des crimes catalogués, à partir de l’assistance au suicide, jusqu’aux assassinats politiques (car il n’y avait aucune répression qui eût pu enrayer ces pratiques entièrement).

Mais la distinction subtile, dont nous sommes encore saisies aujourd’hui, à savoir si, oui ou non (et dans quelles circonstances), la mise à mort peut être moralement défendable, fût perdue dans l’Ère Chrétienne, noyée dans la dichotomie manichéenne du bien et du mal ; et de ce fait fut également perdue la distinction entre les homicides agissants de bonne foi et les criminels crasses. De plus, tous ces adeptes des interventions homicides eurent du, dans les intérêts de l’auto-préservation, se camoufler parmi les partisans d’Hippocrate, de sorte que les patients, consommateurs des services médicaux, n’ont pas pu vraiment se fier aux promesses hippocratiques pour choisir un médecin fiable; car paradoxalement, la tentative autoritaire, visant à s’assurer que tous les médecins fussent des hippocratistes, produisait, en réalité, une situation où il était devenu impossible d’en identifier un avec la moindre certitude.

— Une habileté naturelle, des médecins, pour l’homicide dissimulé : une connexion fortuite rendue inutile avec la décriminalisation.

En ce qui concernent les homicides criminels, force est de reconnaître une autre de ces ironies mordantes, si évidentes dans les affaires humaines : que les personnes sélectionnées, de préférence, pour pratiquer ces crimes, se soient recrutées, justement, à l’intérieure de la profession médicale, là où l’unique mandat officiel se confinait rigoureusement aux arts de la guérison ! Plus encore, c’était l’interdit même –la proscription, et la punition, des suicides et des homicides– qui garantissait, à toute fin pratique, l’implication des médecins ; car, quel autre ordre d’hommes eût été plus apte, à pratiquer l’homicide, avec une discrétion suffisante pour que l’adepte ait pu se protéger, lui, et ses clients ?

La réponse, je soumets, est étonnamment claire !

La première condition d’un homicide bien dissimulé serait une apparence péremptoire que l’homicide n’en soit pas un. Mais pour toutes les formes habituelles de la mort provoquée (voir violente) cette apparence dépendrait, surtout, d’une mise en scène qui puisse attribuer la cause de la mort aux circonstances accidentelles. Mais justement : tous les moyens les plus simples et les plus efficaces d’exécution — tels la strangulation, les armes tranchantes, ou le choc brut au crâne — portent la signature très évidente de la violence décidée, et ne semblent en rien à l’accident. Par contre (et c’est ici la singularité de l’homicide médical), fort des substances qui lui sont fournis par la science apothicaire : le médecin peut éviter toutes ces difficultés en faisant passer la mort, délibérément provoquée, comme un décès suite aux causes naturelles.

Aussi, serait-il aidé d’avantage, dans cette dissimulation, par deux éléments traditionnellement atténuants, soit : le fait qu’il n’y a rien de surprenant dans la mort d’un patient sous surveillance médicale (même que l’on s’y attendrait plutôt) ; et cet autre circonstance facilitant : que c’est habituellement auprès du médecin, lui-même, que l’on cherche le constat, et l’explication, du décès !

Il apparaîtrait, alors, que le médecin se trouve (fortuitement bien-sûr, mais pas moins pour autant) dans une situation uniquement privilégiée pour pratiquer des homicides parfaitement dissimulés ; et ce, avec peu de chances d’en être tenu responsable. Des lors, il devient tout à fait compréhensible, que des gens qui eussent voulu se tuer — mais qui manquèrent le courage (ou le force) pour ce faire — des gens qui auraient voulu, aussi, peut-être, s’échapper aux pénalités posthumes qui pouvait frapper le suicide dans le traitement de ses dépouilles (et la famille survivante dans le forfait de leur propriété) ; ou encore, que les gens d’un entourage excédé, voulant en finir avec un parent malade (souffrant, possiblement, mais gênant surtout de par sa dépendance), aient pu chercher l’aide d’un médecin compréhensif, prêt à agir en dehors des conventions publiques (les interdits de l’église, les lois criminelles, et les principes de sa propre profession), pour provoquer la mort des uns comme des autres ; avec l’administration de poisons homicides ; le tout convenablement déguisé en décès naturelle.

On voit alors, qu’une des raisons principales pour laquelle les médecins furent traditionnellement associés aux pratiques homicides, réside simplement dans le fait que c’était eux qui pouvaient poser ces gestes avec le moins de risques d’en subir les pénalités prévues.

Mais ce fut, aussi, une raison qui n’a rien à voir avec le sens profond de la profession médicale.

Or, de ce fait, nous serions invités à prendre connaissance d’un constat final, aussi puissante que simple, soit : les pratiques homicides (telles l’assistance au suicide et l’euthanasie), une fois légalisées –et une fois libérées des sanctions criminelles– n’ont plus aucun besoin de dissimulation, et alors : elles n’ont plus besoin, non plus, des capacités dissimulatrices particulières des médecins !

C’est à dire : correctement effectuée, la légalisation de ces pratiques « noires » –loin de compromettre la pureté de la mission médicale– permettrait de nouveau (après ce longue détour historique) l’opportunité de réinstaurer rigoureusement les pratiques proprement guérisseuses dans un espace clinique qui leur soit exclusif ; et sous les soins d’une profession regroupant uniquement des adeptes exclusivement dévoués à cette idéal ; tel qu’il fut imaginé, il y a maintenant deux mille quatre cent ans.

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Poursuivre la lecture du texte en séquence linéaire… (Tome Premier : L’euthanasie et le choix — Partie C : l’euthanasie et la médecine — Section IV : Hippocrate bis — Sous-section IV b) : La médecine perçue du coté obscur — Chapitre : Échapper définitivement à la fatalité historique : l’opportunité de soutenir une pratique médicale, néo-hippocratique)

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