(Tome Deuxième : Sous l’ombre de l’euthanasie — Partie C : L’euthanasie et l’idéologie — Section II : Une description des sources idéologiques de l’euthanasie en Occident — Chapitre : Helen Keller : Les idées du passé qui expliquent notre présent)
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— Un caractère volontaire, inconditionnellement positif
Helen Keller était devenue entièrement sourde, et aveugle, suite à une maladie soufferte à l’âge de dix-huit mois (1882). Autrement dit : elle était obligée à apprendre non seulement les techniques de transmission du langage, mais le langage, lui-même, uniquement à travers le sens tactile.
Encore très difficile de nos jours, cet exploit était presque inouï à l’époque, même au niveau de la communication primitive. Mais Helen n’en est pas restée là. Elle développa son usage expressif de la langue anglaise (et non de l’anglais uniquement) dans un degré de virtuosité rarement vu, et faisait ainsi sa marque comme auteure/activiste soutenant, en particulier, les causes des personnes handicapées, de la paix, des femmes, en plus, bien sûr, de la grande victoire socialiste comme telle. Elle passait également dans la compagnie des grands de ce monde, introduite par sa généalogie sudiste impeccable, et par des alliés influents, séduits par son intelligence extraordinaire, tels, Mark Twain, Alexander Graham Bell, et même Albert Einstein. Dans un mot, pendant aux moins deux générations, le nom d’Helen Keller fut offert, partout, en synonyme de détermination et de réussite dans la face d’obstacles infranchissables. Et à la fin, dépassant nettement cette niche d’intérêt spécifique, sa vie était présentée en exemple, non seulement aux handicapés, mais à l’ensemble des enfants sur les bancs d’école, autour du monde.
— Son credo spirituel
Pour introduire le personnage, et pour donner une idée des sentiments publiés, qui avaient tant touché, et inspiré, la société de son époque, l’on trouvera ci-bas un court extrait écrit par Helen Keller, dès 1903, à l’age de vingt-trois ans. Dans cet extrait on reconnaît déjà sa maîtrise de l’espace littéraire; et sa capacité, dans un minimum de mots, de traiter plusieurs sujets en même temps, à la fois directement, et par évocation indirecte. Il en résulte, un parfait mélange d’émotion et d’intelligence, finement calculé pour contourner (dans des formulations délibérément inusités) les premières défenses du préjugé et de l’opinion; calculé, enfin, à poser son empreinte, profondément, dans les esprits les moindrement réceptifs.
Dans le cas présent, elle s’éloigne de son personnage premier, de fille miracle indomptable, pour aborder la question (tant importante dans les discours sociaux de son époque) des sentiments religieux. Et à cet effet, sans directement prononcé le mot “socialisme”, elle parvient, tout de même, à dépeindre son marxisme radical, bien connu, dans des teints des plus inclusives, en construisant un pont délibérément vague entre toutes les croyances alors coexistantes (dans une manière caractéristique de l’Avant-Garde d’antan, et précurseur des tendances, politico-spirituelles, reprises dans les années 1960 sous le nom de « Nouvel-Âge ») :
Helen Keller à vingt-trois ans (1903):
“J’ai confiance, et rien qui survient ne peut troubler cette confiance. Je reconnais la bienfaisance de cette puissance suprême que nous vénérons tous — L’Ordre, Le Destin, le Grand Manitou, La Nature, Dieu. Je discerne ce pouvoir dans le Soleil, qui fait tout pousser et qui soutient la vie. J’en fais de cette puissance indéfinissable une amie, et tout de suite, je me sens joyeuse, brave, et prête pour toute éventualité que le Ciel puisse me décréter. Voilà ma religion d’optimisme….”
Sans contredire, nous sommes tous chanceux, de vivre dans un monde qui ait été touché par une personne dont l’humanité, tant profonde, sort de façon si éloquente de chaque page écrite ! Mais nous sommes chanceux, aussi, dans notre étude de l’euthanasie, de pouvoir citer un individu qui réunissait, à la fois, le caractère d’handicapé lourd et celle de promoteur (et même d’inventeur) des politiques euthanasiques progressistes, à l’aube du vingtième siècle. Or, en considération du prestige qui lui soit accordé, même aujourd’hui cent ans après les faits, je crois que cela mérite pleinement l’espace et l’énergie nécessaires, pour regarder ses propositions en détail; et d’utiliser son personnage pour présenter, dans leurs grandes lignes, les idées à la mode en matière d’euthanasie enfantine, devenues alors, le cheval de bataille préféré des enthousiastes de cette cause.
Mais bien plus encore, au-delà de la mode eugéniste originelle, et au-delà de la question ponctuelle de l’infanticide, Helen Keller nous a légué une description suffisamment compréhensive pour nous situer parfaitement devant l’ensemble de ce mouvement centenaire vers une véritable médecine de la mort. Car ce que nous avons sous la main, ici, n’est rien de moins qu’une carte universelle, pour comprendre les contours logiques de tout le programme euthanasique d’inspiration collectiviste et utilitaire: dans les spéculations de son époque; dans les débordements malheureux que nous serons, sous peu, obligés à répertorier dans la suite du vingtième siècle; et surtout (au cas où nous y regarderions avec suffisamment de candeur) dans la trame de notre propre époque.
— Un jugement inévitable et vivement attendu
Considérant, le profile unique de Mlle Keller; considérant, surtout, sa position de conférencière et d’auteur de premier plan au sein du mouvement Américain, progressiste et marxiste-internationaliste : il était à peu près inévitable qu’elle eut éventuellement été obligée à se prononcer au sujet général du mouvement eugénique, et plus particulièrement, à l’égard des propositions eugénistes plus musclées comme celle de l’euthanasie. Il y avait, également, des circonstances fortuites réellement extraordinaires qui conspiraient vers ce fin, du fait que son mentor et protecteur, Alexandre Graham Bell, avait été l’un des premiers sommités du mouvement (avant même que le mot « Eugénie » était retenu pour le décrire). Car celui-ci poursuivait des recherches doubles — d’éleveur amateur de bétail, et de chercheur dans le domaine de l’éducation des sourdes– qui lui avait vite suggéré que la façon la plus efficace de combattre la surdité, en phénomène global, serait d’empêcher, tout simplement, la reproduction des sourds.
Il serait facile d’imaginer, alors, avec quel intérêt (tempéré possiblement d’une certaine trépidation) les intellectuels de la mode progressiste aient attendu l’énoncé de leur célèbre sœur prodige !
— L’infanticide eugénique se présent en discussion publique
L’occasion ponctuelle s’est présentée en 1915, au cours de la deuxième année de la Première Guerre (mais toujours deux ans avant l’entrée des États-Unis dans ce conflit). À ce moment, Helen Keller avait 35 ans et se trouvait au sommet de ces capacités et de son influence. Le contexte exact concernait une controverse autour des agissements d’un certain Dr Harry J. Haiselden (1870 – 1919) qui ne cherchait pas à cacher (qui cherchait au contraire de publier largement et avec sensationnalisme) le fait qu’il avait facilité la mort de plusieurs enfants difformes, notamment en refusant de fournir les traitements et les chirurgies requis pour les maintenir en vie. Il avait même, quoique plus tard (1917), participé à la production d’un film sur le drame des enfants handicapés, le Black Stork (la Cigogne Noir), dépeignant l’existence de ces derniers comme un fléau visité sur les familles, et sur la société entière. Ce film comportait, notamment, des images choquantes qui dépassèrent nettement le seuil de tolérance généralement admis; et véhicula sa conviction personnelle voulant que la meilleure solution, dans de tels cas, réside dans la mort de ces enfants, prodiguée en devoir moral par la société.
— Ce que proposa Mlle. Keller : des “Jurys” de médecins
La lettre de Helen Keller, à l’appui de cet apôtre de l’euthanasie (The New Republic, 18 décembre, 1915), était en tout point ce que ses amis progressistes et eugénistes aient pu espérer de mieux. Elle ne s’y contenta pas, uniquement, de donner raison au Dr. Haiselden dans ce cas précis qui avait suscité tant d’émotions dans la presse publique. Au contraire, elle avait aussi l’audace de présenter l’ébauche d’un plan compréhensif qui permettrait, à la collectivité, de se protéger systématiquement contre tous les dangers– génétiques, morales et financières — que la survie des bébés anormaux (et par extension des anormaux de tout genre) ait pu lui infliger.
Selon la proposition de Mlle Keller, chaque enfant naissant (ou au moins chacun qui présente des anomalies importants) passerait, par obligation, devant un « Jury » de médecins dont le mandat serait de représenter les intérêts de la collectivité, et qui décide dans chaque cas, si l’enfant mériterait de vivre, ou au contraire, devrait mourir pour le bien de tous.
Helen Keller épousa, ainsi, le premier principe de l’euthanasie, voulant qu’il existe des êtres pour lesquels la mort serait objectivement préférable à la vie. Mais elle ne se cantonna pas frauduleusement sur le seul terrain de la compassion. Car elle se montre, en plus, assez courageuse pour reconnaître franchement le corollaire logique qui devait inévitablement en résulter dans tout régime de santé collectif (un régime seulement en voie de se préciser, théoriquement, par les socialistes de l’époque), soit : dans la mesure que des ressources publiques étaient requises pour soutenir la survie d’êtres déficients, la responsabilité de décider du sort de ces personnes reviendrait au pouvoir public, et non au caprice des parents ou des familles (ni bien-sûr, aux intérêts propres aux enfants concernés). Dans d’autres mots : l’État collectiviste n’investirait pas dans la survie de personnes non-rentables. Tout au plus, Mlle Keller en fit une exception de tactique nécessaire, pour les familles fortunés qui aient pu intervenir à leurs frais propres; mais la société, elle, ne serait, dans aucun cas, tenue de fournir son assistance.
— Un énoncé franc, d’intention passée, qui semble maintenant animer des projets présents, et futurs
Admettons que cela fut une proposition assez radicale (même si l’on reconnaît la lucidité, spéculative et audacieuse, propre aux premières esquisses de ce qui pouvait être la vie collective dont rêvaient Mlle Keller et sa génération). Mais il y a beaucoup de principes révolutionnaires, trop osés sur le coup, qui traînent pendant longtemps sans s’accomplir, mais sans perdre entièrement leur influence pour autant. Tel serait, par exemple le cas des unions libres (et la déconstruction conséquente de la famille nucléaire) qui aient été tant affectionnés par les théoriciens de la Révolution Française (et qui aient été continuellement repris, aussi, par les tendances marxistes). Certes, nous pouvons toujours constater un attachement majoritaire aux principes (sinon aux formes) du mariage exclusif (et cela après deux cents ans de propagande ciblé), mais l’idéal concurrent d’une parenté collective (et non personnelle) a clairement porté conséquence dans l’intérim. Or de la même manière : mème s’il serait toujours raisonnablement rare de voir des intellectuels qui réclament, ouvertement, un pouvoir de vie et de mort systématiquement exercé, par l’État, sur l’ensemble des enfants naissants (selon la proposition d’Helen Keller) — la réalisation pratique de ce paradigme se trouve (dans maints pays) en progression très nette de nos jours.
Or, à ce moment précis de l’histoire (1915), cette idée d’infanticide sélective s’est vue particulièrement bien reçue, et assez largement appuyée, non seulement parmi les intellectuels théoriciens, mais dans les grands débats des journaux également ; et non seulement en spéculation pure, mais aussi, dans la pratique provocatrice de médecins comme le célèbre Harry Haiselden. Alors, pour mieux comprendre notre sujet (et pour mieux comprendre la montée actuelle de phénomènes semblables) Il faudrait tenter, d’abord, de comprendre ce qui pouvait se trouver dans l’essence du temps observé; qui ait pu favoriser l’avancement de telles propositions radicales, présentées comme des prescriptions raisonnables de société.
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